[1] Le 27 août dernier, M. le juge Bellavance, de la Cour supérieure, a rendu un jugement1 fort intéressant sur le droit pour un prévenu de bénéficier des services d’un avocat rémunéré par l’État. Après avoir constaté l’impossibilité pour le prévenu de se faire représenter par un avocat de l’aide juridique, le juge a appliqué l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés2 et a ordonné que l’État paie son avocat. Le juge a suspendu temporairement les procédures le temps pour l’État de remplir son obligation. Malheureusement, à la date prévue pour la reprise, le 5 septembre, l’État a avisé le juge qu’il avait décidé d’interjeter appel de sa décision devant la Cour suprême du Canada.

[2] Nous analyserons tout d’abord le jugement du 27 août de M. le juge Bellavance avant de traiter de celui qu’il a rendu le 5 septembre3. Le prévenu, Rénald Côté, est âgé de 50 ans. Il est détenu depuis quelques mois en rapport avec des accusations d’inceste et d’agression sexuelle à l’endroit de sa propre fille, maintenant âgée de 20 ans. Éprouvant de la difficulté à se trouver un procureur, il a demandé au ministre de la Justice de rémunérer l’avocat qui accepterait de prendre sa défense. Sa difficulté à se trouver un avocat provient essentiellement de son incapacité de payer et très certainement aussi de la longueur des procédures à venir et de la pression énorme que subira l’avocat qui acceptera de le représenter. Le revenu annuel de Côté est de 21 200 $, dépassant de 3 387 $ le revenu de 17 813 $ qui lui aurait permis d’obtenir les services d’un avocat de l’aide juridique, moyennant une contribution de 800 $. Depuis les amendements de 1996 à la Loi sur l’aide juridique4 et à ses règlements, les responsables de la section criminelle des bureaux d’aide juridique ont perdu la discrétion dont ils jouissaient pour admettre certains cas limites. L’article 4.3 de la Loi sur l’aide juridique accorde toutefois au comité administratif de la Commission des services juridiques, sur recommandation du directeur général du Centre régional, la possibilité de déclarer financièrement admissible à l’aide juridique, moyennant une contribution, une personne autrement inadmissible s’il considère que des circonstances exceptionnelles le justifient et que le fait de ne pas la déclarer financièrement admissible entraînerait pour elle un tort irréparable. Malgré la recommandation du directeur général dans le présent dossier; le comité administratif a rejeté la demande d’admissibilité exceptionnelle du requérant au motif que son cas ne revêtait pas le caractère de circonstances exceptionnelles et de tort irréparable requis par la loi. L’affaire est complexe du fait que la poursuite entend peut-être faire témoigner dans la preuve principale les fils du prévenu qui sont inculpés de complicité et qui ont donné des versions enregistrées sur cassettes vidéo. La plaignante a aussi fourni une version vidéo de même que l’inculpé. La tâche sera ardue pour le procureur qui acceptera de s’occuper du dossier, car il devra se livrer à une préparation minutieuse et à un examen attentif des enregistrements vidéo, qui totalisent une quinzaine d’heures. Les honoraires d’avocat dans cette cause peuvent être évalués entre 15 000 $ et 30 000 $. L’inculpé n’a pas les moyens de payer de tels honoraires et aucun avocat n’acceptera de le défendre à crédit. C’est dans ce contexte que le juge s’est demandé si l’inculpé pouvait compter sur l’État pour payer son procureur.

[3] Même si les crimes dont le requérant est inculpé sont scabreux, il bénéficie de la présomption d’innocence et a droit à un procès où la poursuite conserve le fardeau de présenter une preuve hors de tout doute raisonnable de la commission des infractions. Pour assurer un juste équilibre entre les forces en présence et de ce fait assurer la tenue d’un procès juste et équitable, l’inculpé a le droit d’obtenir les services d’un avocat payé par l’État. Il ne s’agit pas d’invalider une décision de la Loi sur l’aide juridique, mais tout simplement d’appliquer un droit reconnu à un inculpé indigent par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. De plus, cet inculpé est en prison et son procès ne peut débuter parce qu’il est sans avocat. La poursuite était prête à procéder, mais les juges ont préféré accorder des remises parce qu’ils estimaient préférable, compte tenu de la nature et de la gravité des accusations, que l’inculpé soit représenté par un avocat. Le droit à un procès juste et équitable s’applique à toutes les étapes d’un procès, surtout lorsque l’inculpé est détenu. Outre le fait que celui-ci n’a pas les moyens de payer un avocat, il n’a pas les capacités intellectuelles pour assurer sa défense, consistant à discuter droit et procédures avec la poursuite et le juge ainsi qu’à préparer des résumés écrits des 15 heures de cassettes vidéo qui rapportent les versions des témoins. Or, cette preuve est essentielle. De plus, s’il se représente lui-même, il pourrait exiger de contre-interroger la plaignante, sa propre fille, qui est sérieusement malade, ce qui mettrait celle-ci dans une situation éprouvante. L’inculpé, qui a une scolarité de cinq ans au niveau primaire, a fait part à de nombreuses reprises durant son témoignage de sa difficulté à comprendre le langage utilisé par le juge et les procureurs. Le dossier est complexe et les conséquences peuvent être extrêmement graves pour l’inculpé s’il y a une déclaration de culpabilité. Le présent dossier est exceptionnel et commande qu’il soit ordonné à l’État de payer l’avocat de l’inculpé.

[4] Le droit d’être défendu par un avocat rémunéré par l’État ne peut être exercé que dans des cas exceptionnels, où la gravité des intérêts en jeu et la complexité de l’instance sont en cause. De même, l’étendue et la durée de l’ordonnance doivent être limitées. La rémunération de l’avocat doit s’étendre jusqu’au verdict s’il y a procès et jusqu’aux argumentations sur la peine s’il y a verdict de culpabilité. En l’espèce, le gouvernement du Québec ou, à défaut, le ministre de la Justice aura le choix d’indiquer quel organisme paiera les honoraires du procureur de l’inculpé. Il pourra aussi s’acquitter de ses obligations s’il y a entente pour que le dossier soit pris en charge par un permanent de l’aide juridique. S’il s’agit d’un avocat de pratique privée, il sera payé au tarif de l’aide juridique5, avec considérations spéciales s’il y a lieu. Le tribunal a ordonné la suspension temporaire des procédures contre l’inculpé en attendant que le gouvernement lui fournisse un avocat qui sera rémunéré par l’État. Les parties devront s’entendre sur le choix de l’avocat, l’inculpé n’ayant pas nécessairement le droit aux services de l’avocat de son choix mais à ceux d’un avocat compétent. L’inculpé étant détenu, le tribunal a donné un délai d’une semaine au gouvernement pour s’acquitter de ses obligations.

[5] Au jour convenu, le 5 septembre, les parties se sont présentées devant le juge Bellavance. C’est alors que le procureur général a informé le juge de son intention de contester sa décision. Il a toutefois précisé que le ministre de la Justice acquitterait les honoraires de l’avocat de l’inculpé selon le tarif de la Loi sur l’aide juridique du Québec pour la suite des procédures en première instance, et ce, jusqu’à ce que la Cour suprême rende sa décision. Le juge n’a pas eu d’autre choix que de lever la suspension temporaire des procédures qu’il avait ordonnée le 27 août et de retourner le dossier en Cour du Québec pour la continuation de celles-ci, et ce, dès le lendemain. La décision du procureur général du Québec d’interjeter appel de la décision place le procureur de l’inculpé dans une situation instable. En effet, en posant une condition de temps au paiement des honoraires de l’avocat de l’inculpé, le procureur général ne garantit pas de façon absolue à un avocat qu’il sera payé au-delà de la période pour laquelle il s’est engagé. En cela, la décision du procureur général ne respecte pas l’ordonnance de la Cour supérieure à ce sujet.

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