[1] Vingt-cinq ans après l’adoption de la Loi sur la santé et la sécurité du travail1 , une controverse existe toujours à la Commission des lésions professionnelles (CLP) en ce qui a trait à l’interprétation à donner à l’expression « dangers physiques » employée à l’article 40 de la loi à l’égard de la travailleuse enceinte.

[2] Toutefois, il semble d’emblée acquis que cette expression ne viserait aucunement les lésions psychologiques pouvant se produire dans certains milieux, tel un stress post-traumatique à la suite d’un vol de banque2 , à moins, bien sûr, qu’il ne soit démontré qu’un danger physique puisse en résulter pour la mère ou son enfant à naître.

Danger ou risque ?

[3] Devant l’apparente confusion face à ces deux expressions, la CLP et la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles avant elle ont distingué ces concepts en indiquant que « la notion de danger […] comporte une probabilité d’actualisation » alors que « la notion de risque […] est de l’ordre de la possibilité3 ».

[4] Malgré cette interprétation du sens à donner à la notion de danger, il subsiste néanmoins un conflit jurisprudentiel quant à la portée de l’article 40 LSST.

[5] Ainsi, récemment, dans l’affaire Tremblay et Complexe hospitalier de la Sagamie4 , la CLP a étudié la demande de retrait préventif de la travailleuse enceinte présentée par une technicienne de laboratoire dans un centre hospitalier, tout comme elle l’avait fait un mois auparavant dans Ménard et Centre hospitalier de l’Université de Montréal5 . Bien qu’il s’agisse de litiges essentiellement similaires, la CLP a rendu deux décisions contradictoires quant à la notion de danger.

[6] Dans un cas, la CLP mentionne « qu’il y a nécessité d’une démonstration prépondérante de la présence d’un danger appréhendé qui dépasse la notion de simple possibilité, alors que la preuve doit démontrer que ce danger peut s’actualiser de façon probable6 », tandis que, dans l’autre cas, on dit plutôt que « le danger est ce qui est appréhendé. Il ne faut pas confondre "danger" avec la notion de risque, puisque cette notion réfère à la probabilité que ce qui est appréhendé (le danger) se réalise7 ».

[7] Ainsi, dans l’affaire Ménard, la CLP mentionne qu’à défaut d’éliminer « tout danger », même aussi improbable soit-il, le retrait préventif est justifié parce que la Loi sur la santé et la sécurité du travail « vise et exige l’élimination à la source du danger pour la travailleuse enceinte ou l’enfant à naître8 », alors que dans Tremblay on considère que l’on doit plutôt « éliminer la notion de danger en minimisant le risque, mais [qu’]il n’est pas possible d’exiger l’élimination du risque9 ». Dans cette dernière affaire, la CLP, après étude de la preuve soumise, conclut, tout comme dans Ménard, à l’existence de risques de coupures, de piqûres et d’autres expositions ; elle juge toutefois que ces risques « sont à ce point minimes qu’ils ne constituent en rien un danger10 ».

Certificat médical

[8] Quant à la force probante de l’avis du médecin responsable des services de santé de l’établissement dans lequel travaille la travailleuse ou de celui du directeur de santé publique (DSP), la CLP a eu l’occasion de se prononcer à cet égard dans Baroudi et Commission scolaire Riverside11 , où il y avait divergence d’opinions entre le médecin traitant et le DSP, lequel retenait l’inexistence d’un danger pouvant justifier un retrait préventif. Or, la commissaire de conclure que : « […] l’article 33 de la loi oblige le médecin de la travailleuse à consulter un médecin du C.L.S.C. sur les dangers pouvant justifier le retrait préventif de la travailleuse enceinte mais l’avis de ce consultant, bien qu’obligatoire, n’est pas déterminant sur la justification du retrait car il incombe au médecin de la travailleuse de décider si ce retrait s’impose. […] Ainsi, et de façon générale, l’opinion du médecin traitant prévaut sur celle du médecin consulté à moins qu’une preuve contraire ne démontre l’inexistence du danger. » 12

[9] Dans une autre affaire13 , où il y avait également divergence d’opinions entre le médecin traitant et le médecin responsable, la CLP a décidé que : « Comme la LSST oblige le médecin traitant de la travailleuse à consulter le médecin responsable des services de santé de l’établissement avant d’émettre son certificat, ceci implique nécessairement que, dans l’évaluation de la force probante du certificat émis par le médecin traitant, l’opinion du médecin de l’établissement constitue un facteur important. » Et la commissaire poursuit en précisant que, en cas de divergence d’opinions sur l’existence ou non de dangers physiques, « on ne pouvait conclure à la force probante du Certificat et qu’il fallait alors décider selon la prépondérance de la preuve14 ».

Le but de la consultation

[10] Cette dernière approche semble plus conforme à l’esprit de la loi puisque la règle de la prépondérance d’office de l’opinion du médecin traitant ne joue pas dans l’application de la Loi sur la santé et la sécurité du travail. Par ailleurs, dans le cadre du programme « Pour une maternité sans danger », mis de l’avant par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST), l’organisme chargé de l’application de la loi a également adopté une série de politiques administratives15 visant à éclairer les intervenants sur les mécanismes proposés par le législateur. En ce qui concerne la délivrance du certificat attestant l’existence d’un danger pour la mère ou son enfant, la CSST expose notamment dans ses politiques le rôle des divers intervenants. Or, celui du « médecin responsable des services de santé de l’établissement dans lequel travaille le travailleur » est de délivrer le certificat, alors que celui du « directeur de santé publique de la région dans laquelle se trouve l’établissement » est de confirmer l’existence ou non de « dangers » à tout autre médecin consulté par une travailleuse. La raison en est fort simple. En effet, selon la CSST, ces deux intervenants sont présumés connaître le milieu de travail dans lequel évolue la travailleuse et sont donc les plus aptes à évaluer les dangers présents dans l’environnement du travail lui-même et d’attester l’existence ou non d’un danger. Le médecin traitant, pour sa part, est celui qui connaît le mieux l’état de santé de la travailleuse16 . Cette approche semble des plus logiques puisqu’il est difficile de s’attendre à ce qu’un médecin traitant connaisse l’ensemble des dangers auxquels pourrait être exposée l’une de ses patientes.

Fardeau de la preuve

[11] Enfin, la CLP a déjà eu à statuer sur le droit d’une travailleuse enceinte à un retrait préventif17 , et ce, même s’il y avait accord entre le médecin ayant charge de la travailleuse et le DSP quant à l’existence de dangers physiques. Dans le cadre de l’affectation d’une inhalothérapeute, il était prévu qu’elle administrerait des tests de provocation à l’histamine, ce qui, de l’avis des médecins consultés par la travailleuse, constituait un risque. Un spécialiste consulté par l’employeur estimait pour sa part qu’il y avait absence de données permettant de quantifier le degré de dangerosité qu’une telle exposition pouvait représenter. S’interrogeant sur la portée que le législateur a voulu conférer à la loi, le commissaire conclut que la lecture des articles 2 et 10 LSST montre que « l’objectif visé par le législateur est l’élimination des dangers par le biais d’un contrôle des risques. Exclure toute notion de risque dans le cadre de l’exécution d’un travail équivaudrait cependant à exiger l’élimination de toute possibilité, de toute crainte ou de toute appréhension d’un danger, alors que la notion même de danger est fondée, quant à elle , sur l’exposition réelle ou encore sur la notion de risque réel18 ». Et la CLP de conclure19 : « Or, en l’absence de toutes données scientifiques ou même de la démonstration d’un certain niveau de risque, la notion de danger ne peut être appliquée […]. »

[12] Dans un tel contexte, au moment de la détermination de la recevabilité d’une demande de retrait préventif de la travailleuse enceinte, les instances compétentes doivent-elles refuser de considérer toute preuve visant à quantifier le niveau de risque aussitôt que l’ombre d’un danger est invoquée, selon l’une des approches retenues par la CLP, ou doivent-elles plutôt s’attarder à la démonstration du degré d’actualisation anticipée du risque, selon l’autre approche prônée par la CLP ? Telle est la question qui se pose toujours pour les plaideurs.

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