[1] Au cours des derniers mois, le Tribunal administratif du Québec, en matière de sécurité du revenu, s’est penché à maintes reprises sur deux problématiques qui invoquent le principe du devoir d’assistance du ministre et son corollaire, l’obligation de renseignement du prestataire. Ces problématiques sont : l’admissibilité d’un étudiant aux prestations d’aide de dernier recours et la comptabilisation de l’avoir liquide provenant de la démutualisation de certaines compagnies d’assurance sur la vie. Le Tribunal est très partagé sur ces questions. Les décisions sont souvent l’objet de recours en révision et de révision judiciaire.

[2] Ces obligations réciproques du ministre et du prestataire sont prévues à la Loi sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale 1, aux articles 38 et 39, qui se lisent comme suit :

38. Le ministre informe, aussi complètement que possible, la personne à qui une prestation est accordée en vertu du présent chapitre et selon la situation qu’elle déclare:

1° des droits et obligations prévus à la présente loi;
2° de l’existence des mesures, programmes et services prévus à la présente loi […].

39. Le prestataire doit:

1° aviser le ministre, avec diligence, de tout changement dans sa situation ou celle de sa famille qui est de nature à influer sur la prestation accordée;
2° produire au ministre, aux intervalles fixés par règlement, une déclaration sur le formulaire que celui-ci fournit ou selon d’autres modalités prévues par règlement.

[3] Le ministre, agissant par l’entremise de ses agents, doit donc s’assurer que le prestataire est au courant de ses droits et de ses obligations, tels que prévus à la loi, et il doit lui prêter assistance selon ce que le prestataire lui aura déclaré de sa situation. L’expression « selon ce que lui aura déclaré le prestataire » vient certes circonscrire l’obligation du ministre. Le prestataire doit, quant à lui, déclarer au ministre tout changement dans sa situation qui serait susceptible d’influer sur sa prestation. Il doit donc identifier ce « changement », ce qui peut être difficile. On peut comprendre que le Tribunal soit partagé !

[4] On sait que le Tribunal administratif du Québec est l’organisme chargé d’entendre les contestations présentées à l’encontre des décisions du ministre et qu’il a été constitué en vertu de la Loi sur la justice administrative2 .

[5] Cette loi institue également des règles propres aux décisions qui relèvent de l’exercice d’une fonction administrative. Ainsi, à l’article 2, on lit :

2. Les procédures menant à une décision individuelle prise à l’égard d’un administré par l’Administration gouvernementale, en application des normes prescrites par la loi, sont conduites dans le respect du devoir d’agir équitablement.

[6] Le ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille est compris dans l’expression « Administration gouvernementale ».

[7] L’article 4 précise les obligations de l’Administration :

4. L’Administration gouvernementale prend les mesures appropriées pour s’assurer:

1° que les procédures sont conduites dans le respect des normes législatives et administratives[…];
2° que l’administré a eu l’occasion de fournir les renseignements utiles à la prise de la décision et, le cas échéant, de compléter son dossier;
3° que les décisions sont prises avec diligence, qu’elles sont communiquées à l’administré concerné en termes clairs et concis […];

[8] À la lumière de ces articles, qui déterminent l’ampleur des obligations réciproques du ministre et du prestataire, voyons maintenant le traitement qui fut accordé à nos deux problématiques.

a) Le statut d’étudiant à temps plein ou à temps partiel

[9] L’article 15 de la Loi sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale fixe les paramètres qui excluent des prestations d’aide de dernier recours une personne qui fréquente à temps plein un établissement d’enseignement secondaire en formation professionnelle ou un établissement postsecondaire – collégial ou universitaire :

15. N’est pas admissible au programme, l’adulte qui :

[…] 3° fréquente, au sens du règlement et autrement que dans le cadre d’un Parcours individualisé vers l’insertion, la formation et l’emploi proposé par le ministre en vertu de l’article 5, un établissement d’enseignement secondaire en formation professionnelle ou post-secondaire et, sauf dans les cas et aux conditions prévus par règlement, une famille qui compte un tel adulte ;

[10] Et l’article 6 du Règlement sur le soutien du revenu3 précise que :

6. […] constitue la fréquentation d’un établissement d’enseignement le fait pour l’adulte :

1° de poursuivre des études secondaires en formation professionnelle à temps plein ;
2° de poursuivre des études post-secondaires :

a) à temps plein ;
b)
pour plus de 2 cours ou pour des cours donnant droit à plus de 6 crédits ou unités par session ;
c)
pour un cours donnant droit à des crédits ou unités comportant au total plus de 6 périodes ou heures d’enseignement par semaine, incluant les laboratoires et les travaux pratiques dirigés ;
d)
s’il est inscrit pour plus de 6 crédits par session en vue de la rédaction d’une thèse au deuxième ou au troisième cycle de l’ordre d’enseignement universitaire.

[L’italique est de l’auteure.]

[11] La question qui nous intéresse est la suivante : quand le fait de fréquenter un établissement d’enseignement fait-il perdre au prestataire son droit de recevoir des prestations? C’est lorsque le prestataire étudie à temps plein. Mais que signifie étudier « à temps plein »? Pour le ministre, selon l’article 6 du règlement, c’est lorsque l’étudiant est inscrit à plus de deux cours par session, donnant droit à plus de six crédits. Cependant, pour le ministère de l’Éducation ainsi que les établissements d’enseignement, un étudiant est à temps plein lorsqu’il est inscrit à 12 crédits et plus; il a donc le statut d’étudiant à temps partiel lorsqu’il est inscrit à moins de 12 crédits. Ces normes différentes sur le statut d’étudiant ne peuvent que créer de la confusion chez le prestataire, confusion qu’il revient au ministre de dissiper, tant pour satisfaire à son obligation de renseignement (art. 38 de la loi) que par souci de transparence envers le prestataire. Voyons ce que cela signifie dans les faits :

[12] Dans L.B. c. Québec (Ministre de la Solidarité sociale)4 , le ministre avait réclamé à une prestataire – monoparentale avec deux enfants à charge – les prestations versées alors qu’elle était étudiante à temps plein, selon sa définition. Elle s’était tout d’abord inscrite à 4 cours universitaires lui donnant droit à 12 crédits pour la session d’automne 1999 et en avait avisé son agent, qui l’avait alors prévenue que, si elle poursuivait son projet d’études, elle deviendrait inadmissible aux prestations en raison d’un statut à temps plein. Elle a donc abandonné son projet pour s’inscrire un peu plus tard à trois cours par session (9 crédits), convaincue qu’elle répondait alors à la définition d’étudiante à temps partiel, ce que lui confirmait le registraire de l’université qu’elle fréquentait. Elle n’a pas déclaré son retour aux études dans le formulaire de déclaration annuelle du ministre puisque la question posée ne s’y prêtait pas ; cette question était « Je n’étudie pas à temps plein », et elle a répondu « Vrai ». Le ministre a convenu qu’elle n’avait pas fait de fausse déclaration. Selon le Tribunal, l’agent, qui ne l’a jamais interrogée sur la poursuite de ses études, a failli à son obligation de lui prêter assistance dans le suivi de son dossier ; cette inaction constitue une erreur administrative, que la prestataire ne pouvait raisonnablement pas constater. Selon l’article 100 de la loi5 , cette erreur constitue une exception à l’obligation de rembourser. Le Tribunal a donc annulé le recouvrement. Le ministre a demandé la révision de cette décision et la deuxième formation a accueilli sa demande en jugeant que la première formation avait mal appliqué la notion d’erreur administrative, l’erreur provenant de l’université et non de l’agent. Le Tribunal a considéré que le fait d’exiger de l’agent qu’il s’informe du projet scolaire de la prestataire débordait largement du cadre prévu par la législation. Il a donc rétabli la réclamation du ministre6 .

[13] L’affaire suivante est similaire : I.A. c. Québec (Ministre de la Solidarité sociale)7. Le prestataire a commencé des études à l’université en mai 2000; pour la session d’automne, il s’est inscrit à deux cours lui donnant droit à six crédits, à l’hiver 2001, à trois cours (9 crédits) et, à l’été, de nouveau à deux cours (6 crédits). Le ministre lui a réclamé les prestations versées lors de la session d’hiver alors qu’il étudiait pour l’obtention de neuf crédits. Ici encore, l’agent du ministre n’a pas posé de questions précises au prestataire quant au nombre de crédits poursuivis en hiver 2001, et on ne l’a jamais informé non plus qu’il ne devait pas être inscrit à plus de six crédits par session s’il voulait demeurer admissible aux prestations.

[14] Quant à l’obligation de renseignement du prestataire (art. 39 de la loi), il n’a pas omis de déclarer quelque renseignement qu’il était requis de donner ; en effet, à la question posée, « I am not a full time student » – nous avons affaire à un anglophone –, il a répondu « True » et, quant à savoir s’il y avait un « changement de situation susceptible d’influer sur sa prestation », il a répondu « No »; c’est ce qu’il croyait de bonne foi. C’est donc par suite d’une erreur administrative qu’il ne pouvait raisonnablement pas constater que le prestataire a reçu des prestations auxquelles il n’avait pas droit. Par conséquent, le recouvrement des prestations a été annulé. Le ministre a demandé la révision de cette décision en invoquant la notion d’erreur administrative; la deuxième formation lui a donné raison pour les mêmes motifs que dans la décision précédente8 .

[15] Dans J.S. c. Québec (Ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille)9 , le Tribunal souligne le fait suivant : un étudiant qui suit trois cours par session tombe dans un « trou noir » puisqu’il n’est admissible ni aux prestations du ministre ni aux prêts et bourses du ministère de l’Éducation; en effet, il faut être un étudiant à temps plein – au sens du ministère de l’Éducation –, soit être inscrit à plus de 12 crédits, pour y avoir droit. Étant donné qu’une requête en révision judiciaire est pendante dans une affaire similaire, le Tribunal est d’avis que l’on doit favoriser le prestataire et appliquer une interprétation large et libérale de la loi, laquelle vise à assurer des moyens de subsistance minimaux aux plus démunis. Le recouvrement est donc annulé. Un recours en révision administrative a suivi.

[16] Quelques autres décisions du Tribunal ont été rendues, certaines prononçant l’annulation du recouvrement, d’autres le maintenant. De nombreux dossiers sont en attente d’une audition. Plusieurs membres du Tribunal accordent une plus grande importance au devoir d’information du ministre qu’à l’obligation de renseignement du prestataire; en effet, et au risque de déroger à la règle du « politiquement correct », certains n’hésitent pas à préciser que la clientèle du ministre est composée d’une population plus démunie, en besoin d’aide, souvent nouvelle immigrante. L’affaire C.S. c. Québec (Ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille)10 offre peut-être une voie de règlement : tout en reconnaissant le bien-fondé de la décision du ministre – la prestataire était inscrite à plus de deux cours –, le Tribunal recommande toutefois au ministre d’utiliser le pouvoir discrétionnaire que lui accorde l’article 115 de la loi et de remettre la dette :

115. En raison de circonstances exceptionnelles, le ministre peut, aux conditions qu’il détermine, suspendre en tout ou en partie le recouvrement d’un montant dû ou accorder une remise totale ou partielle au débiteur, même après le dépôt du certificat visé à l’article 118.

[17] Les circonstances exceptionnelles du dossier étaient que la prestataire – monoparentale, enceinte d’un troisième enfant, de bonne foi et ayant besoin de soutien psychologique – avait réintégré le marché du travail ; maintenir le recouvrement risquerait de la précipiter en situation d’échec où elle redeviendrait prestataire afin de rembourser la somme réclamée.

b) La démutualisation des compagnies d’assurance sur la vie

[18] À partir de 1999, plusieurs compagnies d’assurance sur la vie ont été autorisées à se démutualiser. La démutualisation est un processus par lequel les mutuelles d’assurance sur la vie – qui étaient des sociétés appartenant à leurs détenteurs de polices – se convertissent en sociétés avec actions émises dans le public11 .

[19] À la suite de la démutualisation de ces mutuelles, le prestataire, de bénéficiaire de polices qu’il était – statut qui n’a aucun effet sur ses prestations –, est devenu détenteur d’actions. Or, ces actions sont traitées comme un avoir liquide puisqu’elles sont négociables et que leur valeur est comptabilisée dans le calcul de la prestation. Cette comptabilisation peut avoir pour effet de rendre le prestataire inadmissible et susciter un trop-payé, une réclamation. Cette démutualisation s’est souvent faite à l’insu du prestataire, qui n’en a pas été avisé par sa mutuelle en temps utile ou qui l’a appris à la réception de dividendes ou, s’il en a été avisé, n’a pas compris la situation ni ses conséquences sur ses prestations. Ce que reproche le Tribunal au ministre, c’est de n’avoir pas informé adéquatement les prestataires de la nature et des effets de cette démutualisation sur leurs prestations.

[20] Les affaires suivantes illustrent bien cette situation : T.C.T. c. Québec (Ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille)12 et M.V. c. Québec (Ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille)13 . Dans ces affaires, les prestataires étaient bénéficiaires d’assurances sur la vie depuis de nombreuses années et en avaient avisé le ministre. Ils n’ont pas été informés de la démutualisation lorsqu’elle s’est faite, ou ils n’ont pas compris ou n’ont pas cru qu’ils pouvaient être détenteurs d’actions, peu importe. Puisque c’est par un effet automatique de la loi que les prestataires se sont retrouvés détenteurs d’actions, le ministre – qui était conscient du fait que la démutualisation aurait des répercussions sur les prestataires – aurait dû les en informer, comme il en a informé ses agents en leur fournissant les directives administratives appropriées sur le sujet. Le Tribunal souligne que les prestataires ne sont pas des personnes avisées en matière d’investissement, mais plutôt des gens démunis. Le ministre a le devoir d’informer les prestataires et, selon la Loi sur la justice administrative (art. 2 et 4), il a aussi celui d’agir équitablement et de bonne foi lorsqu’il rend ses décisions.

[21] À l’effet contraire, l’affaire S.R. c. Québec (Ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille)14 énonce plutôt que le ministre n’avait pas cette responsabilité plus grande d’informer le prestataire; ce dernier aurait dû divulguer toute l’information au ministre pour que ce dernier statue adéquatement sur sa situation.

[22] Dans une autre affaire, D.Q. c. Québec (Ministre de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille)15 , où le Tribunal maintient la réclamation du ministre, il lui demande cependant de se prévaloir de son pouvoir discrétionnaire et de « vérifier si la situation visée par l’article 115 de la loi s’applique ».

[23] Sur ce sujet des démutualisations, il n’y a eu aucun recours en révision. Cependant, les deux positions continuent de s’affronter.

[24] Comme dans le cas du prestataire aux études, le recours au pouvoir discrétionnaire du ministre, ainsi que le suggèrent certains membres du Tribunal, dans les cas où la bonne foi du prestataire ne serait pas mise en doute ne pourrait-il pas permettre de régler ces controverses ?

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