[1] Les dispositions du Code civil du Québec qui portent sur la caducité et la nullité des legs comprennent certaines limitations à la liberté de tester. Elles visent ainsi à éviter que le testateur n’impose des conditions contraires à l’ordre public (art. 757), à prévenir des situations de conflit d’intérêts (art. 759 et 760) ou à protéger le testateur vulnérable (art. 761).

[2] Le legs fait au propriétaire, à l’administrateur ou au salarié d’un établissement de santé ou de services sociaux qui n’est ni le conjoint ni un proche parent du testateur est sans effet s’il a été fait à l’époque où le testateur y était soigné ou y recevait des services (art. 761 al. 1). Le legs fait au membre de la famille d’accueil à l’époque où le testateur y demeurait est également sans effet (art. 761 al. 2). Dans ses commentaires, le législateur a précisé que cet article introduisait dans le Code civil du Québec, en le complétant, une disposition qui se trouvait alors dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux2.

[3] Depuis l’entrée en vigueur de ces dispositions, les tribunaux ont rendu quelques jugements qui les appliquent, les précisent ou les interprètent.

[4] Dans Forest c. Lapointe3, la testatrice avait légué ses biens à l’auxiliaire familiale du CLSC (Lapointe) qui lui avait donné des soins à domicile. Au moment où elle avait signé son testament, en 1995, elle vivait dans un centre d’accueil et ne recevait plus de soins de Lapointe depuis 1993. Le juge Clément Trudel a rappelé que la légalité du legs s’apprécie à l’époque où il a été fait. Étant donné que la testatrice ne recevait plus de soins du CLSC au moment où elle a signé son testament et que Lapointe n’était pas une salariée de l’établissement de santé où elle recevait des soins, il a conclu que, en l’absence d’un tel lien d’emploi, les dispositions de l’article 761 C.C.Q. ne pouvaient servir à annuler le legs fait à Lapointe. Dans Aubry c. Acosta4, le juge Gilles Hébert a souligné que dans le langage courant le mot «époque» faisait référence à une période de temps mais que l’utilisation de ce mot dans le code signifiait un moment précis, soit celui du décès, du don, de l’aliénation, etc. Il a conclu que l’article 761 C.C.Q. constituait une exception et que, par conséquent, il devait être interprété de façon restrictive. À son avis, si le législateur avait voulu donner à la prohibition qui y est contenue une portée plus large et la prolonger même après le départ du bénéficiaire ou du salarié, il l’aurait précisé. Il a reconnu la validité du testament signé après que le testateur eut quitté le centre d’hébergement où Acosta avait travaillé à titre de préposée aux bénéficiaires.

[5] Pour sa part, dans Pietrandrea c. Larivière5, le juge Jacques R. Fournier a précisé la notion de «salarié» contenue à l’article 761 C.C.Q. Dans ce dossier, Larivière avait travaillé à titre de bénévole auprès de personnes âgées. Dans l’exercice du mandat que le directeur de l’établissement lui avait confié, il visitait le testateur et lui rendait des services. En avril 2000, le testateur lui a légué ses biens, déshéritant ainsi sa nièce. Le juge a estimé qu’il fallait donner une interprétation large à l’article 761 C.C.Q. afin d’atteindre l’objectif de protection que le législateur visait. Il a reconnu que la résidence où vivait le testateur constituait un établissement de santé au sens de cet article, mais il a conclu que Larivière n’était pas un «salarié» puisqu’il ne recevait aucun salaire et qu’il n’existait aucun lien de préposition entre la résidence et lui. En outre, l’organisme de coordination des services de bénévolat qui l’avait recruté en 1998 ne constituait pas une «personne qui, en vertu d’un contrat de services, dispense pour le compte de l’établissement des services aux usagers de ce dernier» (art. 277 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux). Par conséquent, Larivière ne pouvait être considéré comme un tiers que la résidence se serait adjoint pour exécuter son contrat. Le juge a rejeté la demande d’annulation du testament.

[6] Dans Labbé c. Laflamme6, le testateur avait légué tous ses biens au fils d’un employé de l’établissement de santé où il demeurait. La juge France Thibault a déclaré que les dispositions de l’article 761 C.C.Q. créaient une présomption absolue de captation mais qu’elles ne prohibaient pas le legs à l’enfant d’un employé d’un tel établissement. Rappelant que ces dispositions constituaient une exception à la liberté de tester, elle a déclaré qu’elles devaient être interprétées de façon restrictive. Par conséquent, il n’était pas possible d’étendre leur portée à l’enfant d’un employé. Dans ce cas précis, rien n’indiquait que le legs était destiné à l’employé lui-même ni que celui-ci avait utilisé des manoeuvres dolosives. La juge Thibault a refusé d’annuler le testament.

[7] Étant donné que le code ne donne pas de définition de la notion de «famille d’accueil», il n’est pas toujours facile de déterminer si l’environnement dans lequel se trouve le testateur est visé par les dispositions de l’article 761.

[8] À cet égard, la juge Danielle Blondin, dans Blanchette-Miller c. Brochu7, a précisé que le législateur, en choisissant d’utiliser les mots «famille d’accueil», ne voulait pas faire référence à la même expression utilisée dans la loi de 1991 sur les services de santé et les services sociaux. Dans ce dossier, le testateur était allé vivre dans une résidence pour retraités exploitée par Brochu. En 1996, cette dernière avait mis fin à son contrat de «ressource de type familial» avec le CLSC. Elle avait déménagé, mais elle avait accepté que le testateur aille vivre avec sa famille. En octobre, ce dernier a signé un testament aux termes duquel il lui léguait la moitié de ses biens. Il est décédé un mois plus tard. La juge a conclu que, même s’il continuait à recevoir les mêmes services aux mêmes coûts, il n’était plus confié à Brochu par un centre de services sociaux. Tenant compte du fait que la résidence privée de celle-ci ne constituait plus une «famille d’accueil» au moment où le testateur avait signé son testament, la juge a déclaré qu’elle n’était pas visée par la prohibition qu’impose l’article 761 C.C.Q. et elle a rejeté la requête en annulation du legs.

[9] Dans Lafortune c. Bourque8, la testatrice demeurait dans la résidence pour personnes âgées que les Bourque exploitaient. En 1991, alors qu’elle était âgée de 89 ans, elle a signé un testament en faveur de ces derniers. En 1993, quand les Bourque ont décidé de ne plus exploiter de résidence pour retraités, elle leur a fait un don de 100 000 $. En août 1994, elle est devenue leur seule pensionnaire. Peu à peu, elle a été isolée de sa famille et il est devenu impossible de la rencontrer sans la présence des Bourque. Le juge Senécal a déclaré que la résidence privée de ceux-ci ne constituait pas un «établissement de santé» au sens de l’article 761 C.C.Q., ni une «famille d’accueil» au sens de l’article 276 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux puisqu’elle ne faisait pas partie du réseau de la santé et des services sociaux. Selon le juge, en utilisant l’expression «famille d’accueil» à l’article 761 C.C.Q., le législateur a voulu lui donner un sens propre, différent de celui utilisé dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Il a conclu que ces dispositions devaient recevoir une interprétation large et libérale afin d’atteindre le but de protection visé, ajoutant que le législateur voulait protéger toutes les personnes vulnérables en situation de dépendance face à ceux qui leur fournissent des soins ou des services et non uniquement celles qui reçoivent de tels soins ou services dans un réseau de santé ou de services sociaux. À son avis, l’article 761 C.C.Q. visait toutes les personnes hébergées en résidence moyennant rémunération et recevant des soins ou des services, de l’aide ou de l’assistance et une surveillance. La personne hébergée doit se trouver dans une situation de dépendance à l’égard des personnes chez qui elle réside et qui s’occupent d’elle en raison de son état. Il a conclu que, en ce sens, les Bourque constituaient une «famille d’accueil». En outre, tenant compte de la captation de ces derniers, il a annulé le testament.

[10] La Cour d’appel, dans Masse-Lafortune (Succession de)9, sous la plume de la juge Rayle, a confirmé cette décision. Analysant l’article 761 C.C.Q., elle a d’abord mentionné qu’en vertu du principe de la cohérence des lois la protection accordée par l’article 761 C.C.Q. ne serait offerte qu’aux seules personnes hébergées dans le réseau public ou confiées à un foyer privé par l’entremise d’un centre de services sociaux. Toutefois, elle a déclaré que l’interprétation large devait prévaloir en tenant compte de chaque cas d’espèce. Elle a affirmé que le législateur n’avait pas simplement voulu confirmer la protection accordée aux personnes hébergées dans un système public en excluant les personnes tout aussi vulnérables qui sont hébergées en résidence de type familial. À son avis, le fait que la personne soit confiée par un organisme public n’est plus un facteur déterminant, l’essentiel reposant sur les activités et les services offerts par le lieu d’hébergement ainsi que sur la nature de la relation existant avec la personne hébergée. La juge ajoutait qu’il n’existait aucune raison de restreindre la portée de l’article 761 C.C.Q. et que la présomption de captation s’appliquait dès que le testateur demeure dans la famille d’accueil à l’époque où il consent une libéralité.

[11] Ces quelques décisions nous montrent que les tribunaux n’interprètent pas toujours l’article 761 C.C.Q. de façon libérale. Cependant, les juges tendent à privilégier la protection de la personne âgée vulnérable. Pour assurer une plus grande cohérence dans l’application de cet article, le législateur devra sans doute préciser davantage la notion de «famille d’accueil» afin d’atteindre l’objectif de protection qu’il recherche, à moins qu’il ne préfère laisser aux tribunaux le soin d’évaluer dans chaque cas si l’environnement dans lequel le testateur reçoit des soins se qualifie pour son assujettissement aux dispositions de l’article 761 C.C.Q.

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