[1] L’article 393 du Code civil du Québec1 (C.C.Q.) prévoit que chacun des époux conserve son nom pendant le mariage et exerce ses droits civils sous celui-ci. Le législateur a ainsi écarté, en 1981, la coutume suivant laquelle la femme mariée était désignée par le nom de son mari, car elle semblait contraire au principe de l’égalité des époux. Si l’épouse peut encore utiliser le nom de son mari dans sa vie sociale, il lui est interdit de le faire dans sa vie juridique. Au cours des derniers mois, deux jugements ont cependant autorisé des épouses à porter le nom de leur mari. Dans le premier cas, on a permis que soit remplacé le patronyme qui avait été donné à l’épouse à la naissance par celui de son conjoint et, dans le second, on a ajouté à son nom celui de l’époux. Voyons les circonstances propres à chacun de ces cas ainsi que les motifs pour lesquels la Cour supérieure a estimé qu’elle pouvait restreindre la portée de l’article 393 C.C.Q.

[2] Dans Gabriel c. Directeur de l’état civil2, l’épouse s’est prévalue environ un an après son mariage de la procédure en changement de nom prévue à l’article 58 C.C.Q., ce qui était, selon elle, l’unique façon de pouvoir utiliser légalement le seul patronyme de son mari dans son quotidien. Elle alléguait que, selon les préceptes de sa religion, elle devait porter le nom de son mari pour pouvoir afficher l’unité familiale. Son pasteur de l’Église baptiste a d’ailleurs confirmé ce fait. Le directeur de l’état civil a conclu ne pas être en présence de motifs graves. Il a en effet estimé que l’épouse n’avait pas fait la preuve que l’usage de son patronyme lui causait un préjudice sérieux ou des souffrances psychologiques qui seraient atténués, voire éliminés, par le changement de nom, d’autant plus qu’elle pouvait utiliser le patronyme de son mari dans son entourage. Privilégiant, entre autres choses, le principe de la stabilité du nom, il a rejeté la demande. L’épouse a alors demandé la révision de cette décision en Cour supérieure.

[3] Dans son jugement, Mme la juge Marie St-Pierre a considéré que l’épouse avait démontré que sa demande n’était ni un caprice ni une fantaisie. Les convictions religieuses de cette dernière lui sont apparues comme réelles, importantes et réfléchies. Elle cite l’opinion de M. le juge Iacobucci dans Syndicat Northcrest c. Amselem3, qui, traitant du concept de la liberté de religion, a retenu que ceux qui invoquent cette liberté fondamentale ne doivent pas être tenus d’établir la véracité objective de leurs croyances et que c’est la sincérité de la croyance qui doit plutôt être démontrée. Elle retient donc que l’épouse a expliqué la croyance liée à sa religion et que cette croyance requiert une conduite particulière, de sorte que le fait de ne pas être en mesure d’utiliser le même patronyme que son mari, en toutes circonstances et particulièrement dans son milieu de travail, lui cause des souffrances physiques et psychologiques.

[4] Selon la juge St-Pierre, aussi importants qu’aient été et que demeurent les objectifs poursuivis par le législateur lors de l’adoption de la Loi instituant un nouveau Code civil et portant réforme du droit de la famille4 — dont est issu l’article 393 C.C.Q. –, ils ne sauraient avoir pour effet d’empêcher l’épouse, dans cette affaire, de rechercher l’autorisation de changer de nom étant donné qu’il n’a pas été prouvé que cela pourrait léser autrui ou ses droits. Selon la juge, la stabilité du nom ne peut non plus constituer un empêchement au recours de l’épouse vu l’absence de preuve de risques de confusion ou de sécurité pour la société. Elle applique les propos de M. le juge Dickson dans R. c. Big M Drug Mart Ltd.,5 selon lequel :

«La liberté [de religion] signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience».

La juge St-Pierre a donc conclu que le désir de l’épouse de porter le nom de son mari constituait un motif sérieux. Elle a accueilli sa demande, s’appuyant, entre autres choses, sur ce qu’avait écrit Mme la juge Louise Lemelin dans la décision de la Cour d’appel Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys c. Singh Multani6 :

«La charte n’est pas qu’une incitation à la tolérance, elle est génératrice de droits. Une conséquence logique de la reconnaissance d’un droit emporte l’obligation de le respecter et de prendre des mesures afin de protéger l’exercice de ce droit.»

[5] Dans D’Aoust c. Directeur de l’état civil 7, l’épouse a présenté une requête en changement de nom de manière à ce que soit ajouté à son patronyme celui de son mari. Elle a allégué que c’était d’ailleurs le nom qu’elle utilisait depuis son mariage, célébré il y a plus de 17 ans. Elle a aussi invoqué le désir d’aller vivre, trois mois par année, avec son mari en Hongrie, pays d’origine de ce dernier. Elle a expliqué que le fait de ne pas porter le nom de son mari lui causait des souffrances et des inquiétudes, car elle n’était pas acceptée par sa belle-famille. Pour voir son statut d’épouse reconnu en Hongrie, elle a mentionné qu’elle devait porter le nom de son mari. Enfin, elle a allégué qu’elle subissait des inconvénients lorsqu’elle était à l’étranger, car son seul nom était inscrit sur certains documents alors que le patronyme de son mari était ajouté sur d’autres, ce qui entraînait de la suspicion et de la méfiance à son égard.

[6] Le directeur de l’état civil a rejeté la demande de cette épouse. Il a, d’une part, considéré que chacun des époux conservait durant le mariage le nom qu’il portait depuis sa naissance et que le principe de la stabilité du nom devait être préservé. D’autre part, il a jugé qu’un changement de nom ne pouvait être autorisé que pour un motif sérieux et que la situation relatée par l’épouse n’en constituait pas un. Selon la politique qu’il s’est donnée, il ne peut changer le nom d’une personne que si celle-ci en porte un qui lui donne des complexes ou lui rappelle de mauvais traitements ou un rejet subis pendant son enfance, ou encore s’il est démontré que son nom lui cause des souffrances psychologiques ou un préjudice sérieux qui seront atténués, voire éliminés, en autorisant le changement. Devant le refus du directeur de l’état civil, l’épouse a demandé la révision de sa décision.

[7] M. le juge Bernard Godbout a estimé que l’épouse, dans ce cas, était bien fondée de se prévaloir de la procédure en changement de nom. Il a d’abord souligné l’importance de préserver la stabilité du nom et la discrétion dont jouit le tribunal dans l’analyse de chaque situation. Selon lui, le directeur de l’état civil dispose de cette même discrétion en vertu de la compétence que lui confère l’article 58 C.C.Q., ce qui lui accorde un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer ce qui constitue un motif sérieux. Il estime toutefois que la politique qu’il s’est donnée ne peut restreindre le pouvoir discrétionnaire qu’il a l’obligation d’exercer face aux droits dont dispose une personne de présenter une demande en changement de nom. Après avoir comparé les motifs énoncés par le législateur à l’article 58 C.C.Q. à ceux contenus à la politique du directeur de l’état civil, le juge Godbout a constaté que cette dernière contient une énumération de motifs qui sont sérieux mais qu’ils ne sont certainement pas les seuls. Il en conclut qu’il ne s’agit pas d’une véritable politique à l’intérieur de laquelle le directeur de l’état civil peut limiter l’exercice de sa discrétion et qu’il doit exercer pleinement celle-ci dans d’autres circonstances.

[8] Le juge Godbout retient comme seul critère applicable à une demande en changement de nom celui du motif sérieux. Il rappelle que cette notion a été précisée dans Plante c. Directeur de l’état civil 8 comme un motif grave, valable et important. Il ajoute toutefois qu’il ne faut pas dénaturer l’intention du législateur et que ce qui est sérieux n’est pas nécessairement grave ou valable ou important, mais que ce qui est à la fois grave, valable ou important est fort probablement sérieux. Selon lui, ces critères, bien qu’ils soient adéquats, doivent demeurer de simples références dans l’analyse du motif.

[9] Le juge Godbout est d’avis que le seul fait que l’épouse ait porté le nom de son mari depuis plus de 17 ans dans sa vie personnelle, sociale et professionnelle respecte le premier motif énoncé à l’article 58 C.C.Q., soit que «le nom généralement utilisé ne correspond pas à celui qui est inscrit dans l’acte de naissance». Il estime également que le second motif invoqué par l’épouse, soit les souffrances et inconvénients découlant du fait que son statut d’épouse ne soit pas reconnu en Hongrie, est également sérieux. Il précise que ce motif ne porte pas sur le caractère social de l’utilisation du nom de son mari mais qu’il est plus fondamental, car il met en cause la reconnaissance du mariage. Selon lui, le mariage n’est pas une question qui se limite aux frontières du pays dans lequel il a été célébré, et des époux sont en droit de s’attendre à ce que leur statut soit reconnu peu importe où ils se trouvent. C’est pourquoi il considère que, puisqu’il est possible de remédier à la reconnaissance de leur union, il doit accueillir la demande.

[10] On constate donc que, malgré le principe qu’il énonce, l’article 393 C.C.Q. ne constitue pas un empêchement à une demande de changement de nom. La liberté de religion ou tout autre motif jugé sérieux peuvent permettre à l’épouse d’obtenir l’autorisation de passer outre à la règle pourtant claire qu’a édictée le législateur en accord avec le principe d’égalité autour duquel s’articulent maintenant les rapports entre époux. Les deux seuls jugements qui ont permis à des épouses de porter le nom de leur mari mentionnent cependant que les demandes constituaient des cas d’espèce et qu’elles doivent le demeurer.

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