[1] Le 27 janvier 2006, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement très attendu par tous les intervenants du domaine des relations du travail, l’arrêt Isidore Garon ltée c. Tremblay; Fillion et Frères (1976) inc. c. Syndicat national des employés de garage du Québec inc.1 . Dans cet arrêt regroupant deux dossiers, la Cour devait répondre à la question suivante : Les arbitres de griefs ont-ils compétence pour déterminer si les préavis de cessation d’emploi donnés par l’employeur satisfont aux exigences énoncées à l’article 2091 du Code civil du Québec2 (C.C.Q.)? Cet article énonce que chaque partie à un contrat de travail à durée indéterminée peut y mettre fin en donnant à l’autre un délai de congé, lequel doit être raisonnable. Quatre juges sur sept ont conclu que cette disposition ne s’appliquait pas au régime collectif de travail et que, par conséquent, l’arbitre n’avait pas compétence pour trancher les griefs. Avant d’aborder les motifs de ce jugement, voici d’abord un rappel des faits et des décisions antérieures dans chacun des dossiers.

L’affaire Fillion et Frères (1976) inc.

[2] Le 24 novembre 1997, Fillion et Frères (1976) inc. (Fillion) a avisé tous ses employés qu’elle allait cesser d’exploiter sa concession d’automobiles au plus tard le 16 janvier suivant. Tous les salariés syndiqués ont reçu le préavis de cessation d’emploi requis par la Loi sur les normes du travail3 (L.N.T.). Ils ont déposé des griefs invoquant leur droit d’obtenir un délai de congé raisonnable en vertu des articles 2091 et 2092 C.C.Q. L’employeur s’est opposé à l’arbitrabilité des griefs, alléguant que l’arbitre n’avait pas compétence pour trancher le litige puisque la convention collective était muette sur la question. S’appuyant sur les arrêts de la Cour suprême du Canada Weber c. Ontario Hydro4 et Nouveau-Brunswick c. O’Leary5 de même que sur l’article 100.12 a) du Code du travail6 (C.tr.), l’arbitre Denis Tremblay7 a conclu que les griefs relevaient de sa compétence exclusive. Le 9 mars 2001, le juge Alain, de la Cour supérieure, a cassé cette décision8 . Il a estimé que l’arbitre avait mal interprété les arrêts précités et déterminé à tort qu’il avait compétence. À son avis, le syndicat ne pouvait déposer un grief afin de réclamer des dommages-intérêts pour absence de préavis raisonnable étant donné que le différend opposant les parties ne découlait pas de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’exécution de la convention collective. Selon le juge, la sentence arbitrale avait pour effet de créer une obligation à laquelle l’employeur n’avait pas souscrit et qui n’avait jamais été négociée, ajoutant ainsi à la convention collective. Le syndicat a interjeté appel de ce jugement.

L’affaire Isidore Garon ltée

[3] Le 15 avril 1999, Isidore Garon ltée a annoncé à l’ensemble de son personnel qu’elle allait fermer son commerce de quincaillerie le 19 juin suivant. Les salariés ont reçu un préavis de cessation d’emploi de neuf semaines, lequel ne tenait pas compte de la durée de leur service dans l’entreprise. Ils ont déposé des griefs réclamant, à titre de «délai de congé raisonnable», le paiement d’une indemnité équivalant à quatre semaines de salaire par année de service. Devant l’arbitre Jean-Pierre Tremblay9 , l’employeur a soutenu qu’il avait respecté la convention collective, laquelle prévoit que, dans le cas de mise à pied de six mois et plus, ce sont les dispositions de la Loi sur les normes du travail relatives au délai de préavis qui s’appliquent. L’arbitre a rejeté l’objection de l’employeur selon laquelle il ne pouvait se saisir d’une réclamation fondée sur les articles 2091 et ss. C.C.Q. À son avis, il avait le pouvoir de décider si le préavis dû aux salariés devait être «raisonnable» au sens de l’article 2091 C.C.Q.10 . Ainsi, il lui appartenait de déterminer si le renvoi à l’article 82 L.N.T. que l’on trouve à la convention collective ainsi que le préavis de neuf semaines donné par l’employeur répondaient aux exigences de l’article 2091 C.C.Q. Le 6 février 2001, le juge Martin, de la Cour supérieure11 , a rejeté la requête en révision judiciaire de cette décision . À son avis, l’employeur a conclu prématurément que l’arbitre Tremblay avait accepté de se saisir d’un grief sur lequel il n’avait aucune compétence. Ce jugement a été porté en appel.

Les jugements en appel

[4] Le 9 décembre 2003, la Cour d’appel a rejeté le pourvoi dans le dossier Isidore Garon ltée12 . Sous la plume des juges Rousseau-Houle et Biron, la Cour a d’abord rappelé que l’arrêt Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 32413 avait intégré au contenu implicite de toute convention collective les lois sur les droits de la personne et les autres lois sur l’emploi qui fixent un minimum auquel l’employeur et le syndicat ne peuvent se soustraire par contrat. La Cour a estimé que les nouvelles dispositions des articles 2091 et 2092 C.C.Q. se rattachaient incontestablement aux lois sur l’emploi qui fixent des conditions minimales de travail. Elle a donc conclu qu’un arbitre de griefs ne pouvait forcer l’application d’une convention collective violant l’intérêt public en contournant une protection qu’accordent ces dispositions à tout salarié licencié. Ainsi, dans Isidore Garon ltée, la décision de l’arbitre d’entendre le grief aux fins d’examiner si le délai du préavis de licenciement satisfaisait aux dispositions des articles 2091 et 2092 C.C.Q. était bien fondée. Pour les mêmes motifs, la Cour a rétabli la sentence rendue dans Fillion et Frères (1976) inc.14 , retournant le dossier à l’arbitre afin qu’il tranche les griefs sur le fond. Ces deux jugements ont fait l’objet de pourvois à la Cour suprême du Canada. Devant cette instance, les parties ont reconnu que les sentences arbitrales attaquées étaient soumises à la norme de contrôle judiciaire de la décision correcte.

Le jugement de la Cour suprême

[5] Les juges majoritaires ont conclu à l’absence de compétence de l’arbitre pour trancher les griefs déposés par les ex-salariés de Fillion et d’Isidore Garon. Selon la juge Deschamps, la subordination du contrat individuel de travail au régime collectif «permet de réconcilier les intérêts collectifs avec les intérêts individuels là où ces derniers peuvent subsister sans entraver la bonne marche des relations collectives15 ». Ainsi, ce n’est pas l’ensemble du Code civil du Québec qui se trouve incorporé implicitement dans la convention collective, mais seulement ce qui est compatible. Or, à son avis, l’article 2091 C.C.Q. est incompatible avec le régime collectif de travail. D’une part, le préavis constitue une condition de travail et, outre les normes minimales édictées par la Loi sur les normes du travail, sa durée est une matière qui doit être déterminée dans le cadre des négociations entre le syndicat et l’employeur. Le fait que les parties aient omis de stipuler dans la convention collective les conséquences de la fermeture de l’entreprise n’a pas pour effet de rendre applicable le droit commun en matière de contrats individuels de travail. D’autre part, le droit pour un salarié de recevoir un délai de congé raisonnable en vertu de l’article 2091 C.C.Q. est la contrepartie du droit qu’a l’employeur de mettre fin au contrat de travail en payant le préavis, et ce, sans devoir fournir de cause juste et suffisante. Or, étant donné qu’en matière de rapports collectifs de travail le droit de l’employeur de congédier un salarié est limité et que la réintégration constitue la mesure de réparation la plus courante, le droit de ce dernier à un délai de congé raisonnable est inapplicable. Enfin, la juge rappelle que le législateur a choisi d’écarter la proposition avancée avant l’adoption du Code civil du Québec, selon laquelle le nouveau code devrait servir de cadre général à toutes les relations du travail, individuelles ou collectives. À son avis, si le législateur avait voulu, lors de la réforme, donner une telle portée aux dispositions du Code civil du Québec, il l’aurait explicitement indiqué, tel qu’il l’a fait dans la Loi sur les normes du travail. Par conséquent, comme l’article 2091 C.C.Q. n’est pas incorporé implicitement dans les conventions collectives, l’arbitre n’avait aucune compétence pour trancher les griefs.

[6] De leur côté, la juge en chef McLachlin ainsi que les juges Fish et LeBel auraient accueilli le pourvoi. Selon ce dernier, la question en litige consiste à déterminer l’étendue de la compétence de l’arbitre de griefs à l’égard de la mise en application de l’article 2091 C.C.Q. lorsqu’une convention collective est en vigueur. Après avoir décrit le cadre législatif des rapports collectifs et individuels de travail et exposé l’état de la jurisprudence relativement au champ de compétence de l’arbitre de griefs, le juge LeBel précise que la Cour suprême a favorisé la reconnaissance du pouvoir exclusif de représentation du syndicat accrédité ainsi que l’effet réglementaire de la convention collective à l’égard des contrats individuels de travail. Il rappelle que l’arrêt Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux n’a pas incorporé à toutes les conventions collectives les droits et obligations substantiels prévus à l’ensemble des lois en matière d’emploi. Seules sont insérées les lois qui sont d’ordre public, dont celles relatives aux droits fondamentaux. Par conséquent, au Québec, les droits ou les valeurs garantis par la Charte canadienne des droits et libertés16 et la Charte des droits et libertés de la personne17 sont contenus implicitement dans les conventions collectives. Plusieurs dispositions de la Loi sur les normes du travail ainsi que du Code du travail, notamment, sont d’ordre public, donc applicables dans le contexte des rapports collectifs de travail. Quant au Code civil du Québec, le juge constate qu’aucune règle générale ne détermine quels articles sont d’ordre public. Cependant, il est d’avis que les articles 2091 et 2092 C.C.Q. – lequel prévoit qu’un salarié ne peut renoncer à son droit d’obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu’il subit lorsque le délai de congé n’est pas raisonnable – doivent être considérés comme d’ordre public. Or, puisque la convention collective ne peut contenir de dispositions qui contreviennent à l’ordre public (art. 62 C.tr.), l’arbitre doit, lorsqu’il est saisi d’un grief à cet effet, évaluer la suffisance des indemnités tenant lieu de délai de congé au regard du Code civil du Québec. Selon le juge LeBel, les arbitres désignés dans les dossiers Fillion et Frères (1976) inc. et Isidore Garon ltée sont compétents pour entendre les griefs, car rien ne s’oppose à ce que des salariés syndiqués puissent bénéficier du droit au délai de congé raisonnable prévu au Code civil du Québec. Il explique que les articles 2091 et 2092 C.C.Q. ne sont pas incompatibles avec le régime collectif de travail mais le complètent en offrant un recours aux salariés qui perdent leur emploi sans que leur employeur les indemnise adéquatement. Ainsi, lorsque la convention collective contient une clause prévoyant le délai de congé auquel les salariés auront droit advenant la fermeture de l’entreprise ou une autre situation donnée, l’arbitre doit déterminer si la mesure prévue à la convention – soit, dans Isidore Garon ltée, le renvoi aux délais de préavis établis à la Loi sur les normes du travail – est conforme à l’article 2091 C.C.Q. Si ce n’est pas le cas, l’arbitre pourra alors imposer un délai de congé qu’il estime raisonnable. Lorsque, comme dans Fillion et Frères (1976) inc., la convention collective est muette relativement à l’indemnité tenant lieu de délai de congé à verser aux salariés advenant la fermeture de l’entreprise, l’arbitre doit évaluer si, au regard de l’article 2091, le préavis prévu à l’article 82 L.N.T. est suffisant ou si les circonstances de l’espèce militent en faveur d’une durée plus longue.

Conclusion

[7] Comme l’ont mentionné des intervenants dans le domaine des relations du travail au lendemain de ce jugement18 , les répercussions de celui-ci ne sont peut-être pas si dramatiques qu’il n’y paraît pour les syndiqués. En effet, beaucoup de conventions collectives contiendraient des clauses plus avantageuses en matière de préavis de cessation d’emploi que ce qu’on trouvait chez Fillion et Isidore Garon. De plus, les syndicats, sensibilisés à ce sujet, verront à aménager les conventions collectives en conséquence. Une montée des revendications syndicales en matière de délai de préavis serait à prévoir.

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