[1] En octobre 2006, la Cour suprême a rendu jugement dans l’affaire Pharmascience Inc. c. Binet1 , portant sur l’interprétation de l’article 122 du Code des professions2 (C.prof.). Elle a ainsi mis fin à l’incertitude qui subsistait quant à l’interprétation à donner à cet article après que la Cour d’appel3 eut infirmé le jugement de la Cour supérieure4 qui avait reconnu que le syndic pouvait légitimement s’adresser à des tiers non membres d’un ordre professionnel afin d’obtenir des renseignements pertinents dans le cadre de son enquête précédant le dépôt d’une plainte disciplinaire à l’égard d’un professionnel.

1. Les faits

[2] En 2003, les médias ont rapporté que plus de 1000 pharmaciens auraient reçu illégalement des rabais, des ristournes et d’autres avantages financiers de la part de fabricants de médicaments génériques en contrepartie de leurs commandes de médicaments. Des procédures civiles en dommages-intérêts ont alors été instituées par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) contre des fabricants de médicaments, dont Pharmascience. Comme on le sait, le régime de l’assurance-médicaments offert par la RAMQ prévoit que les personnes qui y sont inscrites ne paient qu’une partie du prix du médicament sur ordonnance qu’il se procure et qui figure à la liste des médicaments admissibles, la RAMQ supportant le reliquat du prix de vente qu’elle paie directement aux pharmaciens. Chaque médicament inscrit sur la liste admissible au régime de la RAMQ doit être offert par le pharmacien à un prix de vente garanti établi par le fabricant. Or, selon les allégations contenues aux procédures de la RAMQ, les fabricants auraient récupéré les coûts engagés dans le versement de ristournes aux pharmaciens propriétaires en augmentant le prix de vente garanti de leurs médicaments génériques. Les ristournes auraient représenté entre 28 % et 50 % du coût de certains médicaments génériques achetés par les pharmaciens propriétaires. La RAMQ a donc intenté des procédures en réclamation de dommages-intérêts contre certains fabricants afin de récupérer les sommes d’argent qui auraient été versées aux pharmaciens sous forme de ristournes puisqu’elle aurait payé ces ristournes indirectement en remboursant aux pharmaciens propriétaires des médicaments génériques à prix gonflé.

[3] En prenant connaissance de ces éléments, le directeur des enquêtes et syndic de l’Ordre des pharmaciens du Québec, Jocelyn Binet, a constaté que les pharmaciens propriétaires du Québec auraient peut-être ainsi reçu environ 200 millions de dollars $ de rabais ou autres avantages entre 2000 et 2003. La poursuite de la RAMQ faisait notamment état du fait que Pharmascience avait fourni à ses clients pharmaciens propriétaires, entre autres choses des cartes d’achat prépayées chez des commerçants d’une valeur de 243 169 $, des sommes d’argent totalisant 52 185 $ ainsi que d’autres avantages non détaillés totalisant 36 000 000 $5 . L’article 3.05.06. du Code de déontologie des pharmaciens6 interdisant aux pharmaciens d’accepter tout avantage, toute ristourne et toute commission, le syndic, pour faire avancer son enquête, a demandé à Pharmascience de lui fournir tout document indiquant que des rabais, ristournes ou autres avantages avaient été accordés à des pharmaciens en se fondant sur l’article 122 C.prof., qui prévoit que  : «Le syndic et les syndics adjoints peuvent, à la suite d’une information à l’effet qu’un professionnel a commis une infraction visée à l’article 116, faire une enquête à ce sujet et exiger qu’on leur fournisse tout renseignement et tout document relatif à cette enquête.». L’article 116 précise que l’infraction à laquelle il se rapporte est une infraction par un professionnel aux dispositions du Code des professions, à la loi constituant l’ordre dont il est membre ou aux règlements adoptés conformément à ceux-ci. Pharmascience ayant refusé de transmettre les documents demandés, le syndic a décidé de s’adresser directement à son administrateur, Morris S. Goodman –, inscrit au tableau de l’Ordre des pharmaciens –, qui a également refusé de les transmettre. En octobre 2003, Pharmascience et Goodman ont déposé une requête en jugement déclaratoire visant à faire déclarer que les demandes du syndic étaient nulles et illégales. Se portant demandeur reconventionnel, le syndic a demandé la délivrance d’une injonction permanente visant à enjoindre à Pharmascience de lui remettre les documents demandés.

2. La décision de première instance

[4] Le juge Michel Déziel a conclu que l’article 122 C.prof. permettait au syndic de demander des informations à Pharmascience. Selon lui, si le législateur avait voulu limiter l’obligation de fournir des renseignements au seul professionnel visé par l’enquête, il l’aurait indiqué clairement et il n’aurait pas employé le pronom «on» à cet article. Le juge a estimé que ce pronom avait le même sens que «toute personne». En matière administrative ou réglementaire, la loi doit être interprétée de façon libérale, en fonction de son objet et de son contexte, plutôt que de façon restrictive. Or, l’analyse de l’article 122 C.prof. suivant cette méthode téléologique permet de conclure que le syndic peut exiger des informations et des renseignements non seulement du professionnel, mais aussi de Pharmascience. Une demande de renseignements en vertu de cette disposition est la méthode la moins envahissante que peut utiliser le législateur afin d’assurer le respect de la loi et des codes de déontologie puisqu’elle n’entraîne pas de visite du domicile ou des locaux commerciaux d’une personne : elle ne vise que la production de documents et de renseignements au sujet d’infractions qui auraient été commises par des pharmaciens. Dans ces circonstances, la demande de renseignements du syndic constitue une saisie raisonnable au sens de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés7 . Concluant que le syndic faisait face à de nombreuses procédures visant à neutraliser son travail alors que sa mission est d’assurer la protection du public et que chaque mois qui passe coûte cher au Trésor public, le juge a accueilli la demande reconventionnelle du syndic et a prononcé l’injonction permanente enjoignant à Pharmascience et Goodman de fournir les renseignements et documents demandés.

3. La décision de la Cour d’appel

[5] La Cour d’appel du Québec, sous la plume du juge Brossard, a appliqué les principes établis dans Beaulne c. Kavanagh-Lemire8 , écartés par le juge de première instance, dans lequel la Cour d’appel avait conclu que le pouvoir conféré au syndic ne permettait pas l’envoi d’un questionnaire à un ensemble de professionnels dans le but de repérer ceux ayant accompli un certain acte. Ce raisonnement, selon la Cour d’appel, doit s’appliquer avec davantage de force à l’égard des tiers. Le sens du mot «on»employé dans le texte de l’article 122 C.prof. étant ambigu, celui-ci doit être interprété en conformité avec l’article 8 de la charte. Le pouvoir conféré au syndic est spécifique et limité. Son enquête doit viser un professionnel et se fonder sur une information voulant qu’une infraction ait été commise. D’après la Cour d’appel, l’article 122 C.prof. doit être lu en parallèle avec l’article 2 C.prof., qui a pour effet de limiter l’étendue du pouvoir d’enquête du syndic aux ordres professionnels et à leurs membres. Elle a également conclu que la Cour supérieure avait la compétence nécessaire pour rendre l’ordonnance d’injonction mais que celle-ci ne pouvait être délivrée eu égard aux faits de l’espèce.

4. La décision de la Cour suprême

a) L’interprétation de l’article 122 C.prof.

[6] Selon les motifs de la majorité rédigés par la juge en chef McLachlin, le sens commun et grammatical du pronom indéfini «on», qui désigne un groupe de personnes indéterminées, employé à l’article 122 C.prof. favorise la thèse voulant que toute personne soit soumise à l’obligation de coopérer à l’enquête du syndic et non seulement les professionnels. La Cour suprême a conclu que la Cour d’appel avait erré dans sa méthode d’interprétation de l’article 122 C.prof. en ayant recours aux valeurs consacrées par la charte sans chercher à dégager le sens du texte en le replaçant dans son contexte. Or, l’analyse grammaticale de ce texte, complétée par l’évaluation des aspects contextuels pertinents, confirme l’intention du législateur d’assujettir les tiers au pouvoir d’enquête du syndic. Ainsi, l’analyse contextuelle permet de résoudre toute ambiguïté quant à l’article 122 C.prof. sans qu’il soit nécessaire de recourir aux valeurs consacrées par la charte.

[7] La Cour suprême estime que la Cour d’appel a également commis une erreur en concluant que l’article 2 C.prof. établissait que le champ d’application du Code des professions se limitait aux seuls membres des ordres professionnels. L’article 2 C.prof. établit le caractère général du code et son statut de loi cadre pour l’exercice des professions, mais la Cour suprême souligne qu’il ne prévoit pas que le code ne s’applique qu’aux professionnels. De plus, cette conclusion de la Cour d’appel ne tient pas suffisamment compte de l’objectif de protection du public poursuivi par le code, qui implique nécessairement que des tiers soient visés ou touchés par certaines de ses dispositions. En effet, le syndic, pour agir avec efficacité et dans le respect des droits de tous les intéressés durant son enquête, doit être en mesure de pouvoir exiger les renseignements pertinents de toute personne et non seulement d’un professionnel. En l’espèce, l’infraction pour laquelle il y a enquête du syndic est celle où des pharmaciens sont soupçonnés d’avoir reçu un avantage ou une ristourne. Cet avantage étant nécessairement reçu d’une autre personne, l’enquête y relative devrait normalement prévoir l’assujettissement des tiers.

[8] Enfin, la Cour suprême juge que la Cour d’appel a erré en appliquant l’arrêt Beaulne : dans cette affaire, la Cour d’appel avait jugé que le syndic outrepassait son pouvoir d’enquête puisque, d’une part, il appartenait plutôt au comité d’inspection professionnelle d’intervenir, car la distribution du questionnaire par le syndic visait à vérifier des associations entre des optométristes et des opticiens d’ordonnances — ce qui ne constitue pas en soi une infraction –, et, d’autre part, le syndic ne possédait aucune information lui permettant de soupçonner qu’une infraction avait été commise. Or, ces circonstances sont totalement différentes de la situation dont la Cour d’appel était saisie en l’espèce puisque le syndic bénéficiait de renseignements fiables provenant de la RAMQ.

b) La validité de l’injonction prononcée par le juge de première instance

[9] La Cour suprême est d’avis que le juge de première instance a correctement exercé sa discrétion judiciaire en accueillant la demande reconventionnelle du syndic et en prononçant l’injonction demandée. D’une part, l’existence d’un recours spécifique à la loi — en l’instance l’article 191 C.prof. — n’empêche pas d’avoir recours à l’injonction de droit commun prévue à l’article 751 du Code de procédure civile9 , notamment lorsque celle-ci est requise dans l’intérêt public. D’autre part, les circonstances particulières du litige faisaient en sorte que l’injonction prévue à l’article 191 C.prof. n’aurait pas été le recours approprié en l’espèce puisque le syndic ne se trouvait pas dans une situation où il y avait violations répétées des articles y mentionnés et où une poursuite pénale avait été intentée. De plus, le recours à l’injonction prévue à cet article aurait nécessité l’autorisation préalable du procureur général, ce qui aurait entraîné de longs délais alors que le syndic se devait d’agir rapidement pour satisfaire sa mission de protection du public.

c) Les motifs de dissidence

[10] Les juges Fish et Abella conviennent avec la majorité que le syndic peut obtenir les renseignements et documents de tiers non professionnels en vertu de l’article 122 C.prof. Toutefois, ils ont jugé que cet article n’était pas applicable en l’espèce puisque le syndic ne disposait d’aucun renseignement concernant un pharmacien identifiable : en effet, rien ne permettait au syndic de faire une enquête générale visant clairement à tenter d’identifier les membres de l’Ordre des pharmaciens du Québec qui avaient commis une infraction. Ce genre d’enquête est, selon eux, tout à fait analogue à ce que la Cour suprême a interdit dans l’arrêt James Richardson & Sons Ltd.10 . Les deux juges dissidents considèrent également que l’injonction ne pouvait en l’espèce être prononcée sans le consentement du procureur général, étant donné la procédure rigoureuse prévue à l’article 191 C.prof. Les vastes pouvoirs de la Cour supérieure en matière d’injonction, d’après eux, doivent céder le pas aux procédures particulières prévues par le Code des professions, qui indique de manière exhaustive tous les recours disponibles en cas de violation à une de ses dispositions.

[11] Cette reconnaissance des pouvoirs d’enquête du syndic à l’égard des tiers non assujettis au Code des professions aura certainement un effet sur la conduite de ses enquêtes au sein des autres ordres professionnels. Le syndic Binet s’est réjoui du point qu’il a ainsi marqué en faveur de la protection du public11 . Reste à vérifier si les syndics des divers ordres professionnels appliqueront le pouvoir d’enquête qui leur est reconnu à l’égard des tiers à l’intérieur des limites de celui-ci.

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