[1] Depuis 1997, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) offre aux petites et moyennes entreprises du Québec la possibilité de se regrouper afin de profiter de la tarification au taux personnalisé1. Ainsi, une «mutuelle de prévention» est définie comme «un regroupement d’employeurs qui choisissent de s’engager dans une démarche afin de favoriser la prévention des lésions professionnelles, la réadaptation et le retour en emploi des travailleurs accidentés, en vue de bénéficier d’une tarification qui reflète leurs efforts2».

[2] La mutuelle peut offrir d’assurer la gestion des réclamations pour lésions professionnelles des travailleurs au service de ses membres. Généralement, cela ne pose pas de problème. Toutefois, la mutuelle possède-t-elle l’intérêt juridique pour agir lorsque l’un de ses membres a, par exemple, disparu à la suite d’une faillite ou encore lorsque celui-ci s’oppose à ce qu’elle agisse dans un dossier? La Commission des lésions professionnelles (CLP) s’est penchée sur ces questions et y a apporté les réponses suivantes.

Le droit de contestation vise toute personne qui se croit lésée

[3] Dans Mutuelle de prévention des produits de la forêt, aménagement et transformation et Scierie Gatineau inc., la question de l’intérêt juridique de la mutuelle de contester une décision de l’instance de révision de la CSST a été soulevée pour la première fois. Cette dernière avait rejeté une demande de partage d’imputation déposée par la mutuelle après la faillite de l’employeur. Constatant d’entrée de jeu qu’il est interdit à un membre d’une mutuelle de contester une décision concernant un travailleur d’un autre membre du groupe4, la CLP a également souligné l’absence de disposition similaire concernant la mutuelle elle-même. Or, selon l’article 359 LATMP, le droit de contestation n’est pas limité aux seuls employeurs et travailleurs mais vise toute personne, y compris une personne morale, qui se croit lésée par une décision de la CSST, dans la mesure où celle-ci peut établir son intérêt juridique. Et, comme l’intérêt à agir à titre de partie intéressée devant le tribunal n’est pas uniquement d’ordre pécuniaire, il faut en conclure que, s’il a un tel intérêt, «le regroupement peut agir en son propre nom5».

[4] Par ailleurs, la lésion professionnelle pour laquelle la mutuelle avait fait une demande de partage des coûts était survenue en 1999 alors que l’employeur en était membre. La commissaire a conclu que, puisque les coûts de la lésion professionnelle toucheraient les cotisations des autres membres de la mutuelle pour les années 2001 à 20046, cette dernière avait l’intérêt juridique pour contester la décision de la CSST, et ce, même si l’employeur avait cessé ses activités entre-temps.

[5] Dans une autre affaire7, la question de l’intérêt juridique d’une mutuelle à intervenir à titre de partie intéressée dans un litige entre l’un de ses membres et la succession d’un travailleur a été examinée. Celui-ci, employé à titre de contremaître au moment de son décès, était également l’un des deux actionnaires et administrateurs de l’entreprise de l’employeur et il n’avait pas souscrit de protection personnelle à ce titre. La mutuelle a fait valoir qu’il n’était pas un travailleur au sens de la loi lors de son accident, et que, en conséquence, la succession ne pouvait bénéficier des indemnités de décès applicables. Se référant à sa décision dans Scierie Gatineau inc., la commissaire a considéré que la mutuelle était une partie intéressée. Le tribunal a toutefois conclu en faveur de la succession.

[6] Les mêmes motifs ont été retenus dans une troisième affaire8 lorsque s’est posée la question de l’intérêt juridique d’une mutuelle à agir en l’absence d’un mandat pour ce faire. En effet, celle-ci avait contesté une décision de la CSST ayant entériné l’avis d’un bureau d’évaluation médicale relativement aux séquelles permanentes d’un travailleur. Or, l’employeur avait déclaré faillite deux ans auparavant, de sorte qu’aucun mandat de contester la réclamation n’avait pu être donné. La CLP a conclu que la mutuelle avait l’intérêt pour agir, même sans mandat, dans le cas d’une faillite.

Des limites au droit de contestation des mutuelles de prévention

[7] Dans Mutuelle APCHQ et Systèmes Intérieurs9, la CLP a posé les premiers jalons au droit de contestation d’une mutuelle. Mutuelle APCHQ était contractuellement liée à l’employeur, lequel avait l’obligation de dénoncer toute lésion professionnelle. En juin 2004, à la suite d’une vérification semestrielle du dossier financier de ce dernier auprès de la CSST, la mutuelle a découvert que l’employeur avait omis de lui rapporter six réclamations. L’une de celles-ci concernait une lésion survenue à une travailleuse un an auparavant et relativement à laquelle le tribunal, en mai 2004, venait de rendre une décision entérinant un accord intervenu au terme d’un processus de conciliation. Après en avoir pris connaissance, la mutuelle, qui n’avait pas été partie à l’entente, a demandé la révocation de la décision. Elle a fait valoir que l’accord était entaché d’un vice de consentement le rendant invalide, car elle représentait les intérêts de l’employeur par l’entremise d’un contrat et qu’elle n’avait pas été appelée à intervenir afin de défendre les droits et les intérêts de sa cliente. Ainsi, la mutuelle reprochait à la CLP de ne pas l’avoir convoquée puisqu’elle était une partie intéressée. Elle s’estimait lésée du fait de ne pas avoir été entendue. Elle a en outre soutenu que, tout comme la CSST, elle devrait bénéficier de la possibilité d’intervenir et que le fait de ne pas avoir été convoquée contrevenait aux règles de justice naturelle.

[8] Bien que l’article 429.56 LATMP ne mentionne pas la qualité de la personne qui peut demander une telle révision ou révocation, le tribunal a appliqué les principes dégagés dans Commission de la santé et de la sécurité du travail et Restaurants McDonald du Canada ltée10 et a conclu que la mutuelle possédait l’intérêt requis pour présenter une requête en révision ou en révocation. Dans cette dernière affaire, la CLP avait statué sur le droit de la CSST de demander la révocation d’une décision pour laquelle elle n’était pas intervenue en première instance11:

[32] En l’espèce, la Commission des lésions professionnelles estime que par une certaine analogie, la Mutuelle qui administre un regroupement d’employeurs est soumise à certaines obligations envers la CSST par l’entremise de règlements [par exemple : Règlement-cadre concernant les ententes relatives au regroupement d’employeurs aux fins de l’assujettissement à des taux personnalisés et aux modalités de calcul de ces taux, (1997) 129 G.O. II, 6561], possède l’intérêt requis pour soumettre une requête en révision ou en révocation. En effet, les employeurs qui font partie de la Mutuelle voient leur cotisation affectée lorsque survient une lésion professionnelle à un membre du groupe, tout comme l’employeur visé peut voir sa cotisation affectée pour plusieurs années. […]

[9] Le recours était toutefois voué à l’échec. En effet12:

[37] […] Dans la présente affaire, le tribunal estime que la Mutuelle, quoique partie à la requête en révision sous étude, ne peut prétendre avoir été une partie devant la Commission des lésions professionnelles lorsque la contestation de la travailleuse a été déposée.

[10] Par ailleurs, le droit d’être représenté n’est pas absolu; une partie peut y renoncer et c’est ce qu’a fait l’employeur en l’espèce, en toute connaissance de cause13:

[40] […] Le fait que le contrat le liant à la Mutuelle l’oblige à aviser celle-ci de toute réclamation pour lésion professionnelle survenant dans son établissement ne crée pas un droit pour la Mutuelle d’être automatiquement une partie lorsque de telles réclamations entraînent des contestations et des processus de révision et d’appel. Les obligations qui lient l’employeur, membre de la Mutuelle, et la Mutuelle elle-même ne sont opposables qu’à eux et ne peuvent l’être à la Commission des lésions professionnelles.

[11] En outre, aucune disposition de la loi n’oblige la CLP à aviser les mutuelles de prévention, contrairement à l’article 429.16 LATMP, qui l’oblige à aviser la CSST de l’ouverture d’un recours. Le tribunal a conclu que le premier commissaire n’avait pas enfreint les règles de justice naturelle.

[12] La CLP a par la suite confirmé le courant établi par Scierie Gatineau inc. à deux autres occasions14, dans des affaires où une mutuelle contestait des décisions de l’instance de révision de la CSST ayant rejeté des demandes de partage d’imputation alors que l’employeur avait déclaré faillite.

Le droit à la contestation malgré l’opposition de l’employeur

[13] La CLP a également eu à considérer des circonstances inusitées. Dans Pietras et Laboratoires Ultrateck inc.15, la mutuelle avait été expressément avisée par l’employeur de ne pas contester la réclamation du travailleur et que lui-même n’entendait pas non plus le faire. Lors de l’audience, le travailleur s’est opposé à la présence du procureur de la mutuelle et il a déposé copie des instructions écrites adressées à ce dernier par l’employeur – son père.

[14] Le commissaire devait déterminer si la mutuelle pouvait agir en son propre nom plutôt qu’à titre de représentant de l’employeur. Procédant à analyser les décisions précitées, celui-ci a considéré que16:

[15] Le tribunal n’est pas persuadé que le raisonnement exprimé par la commissaire Langlois puisse trouver application sans distinction dans un cas de réparation étant donné l’article 357.1 de la loi. Par contre, le tribunal convient que face à des situations exceptionnelles, comme c’est le cas dans le présent dossier où l’employeur et le travailleur sont des personnes liées, ou encore lorsqu’on se trouve face à un employeur qui a cessé ses activités et qui se désintéresse de son dossier, il devrait être permis à la Mutuelle d’agir en son propre nom afin d’être en mesure de protéger les intérêts des autres membres de la Mutuelle. Ainsi, le présent tribunal accorde à la Mutuelle le statut de partie intéressée.

[15] Le commissaire n’a toutefois pas précisé davantage ce qu’il aurait considéré comme une circonstance où les principes dégagés dans Scierie Gatineau inc. ne trouveraient pas application. Quant au fond, le tribunal a déclaré que le travailleur avait subi une lésion professionnelle.

[16] Enfin, dans Mutuelle de prévention ARQ et Auberge Grand-Mère17, la CLP a de nouveau confirmé l’intérêt à agir d’une mutuelle malgré les instructions contraires de l’un de ses membres.

[17] Dans cette affaire, le travailleur intimé a été blessé lorsqu’une explosion et un incendie sont survenus alors qu’il effectuait le décapage du plancher de l’auberge de l’employeur. Par ailleurs, l’intimé était le seul propriétaire de l’auberge et il n’avait pas de protection personnelle. Par conséquent, comme l’employeur n’avait aucune intention de contester la décision quant à la recevabilité de la demande, la mutuelle en a demandé la révision. La CSST a déclaré la demande irrecevable. Devant le tribunal, l’intimé a fait valoir que la mutuelle ne possédait pas l’intérêt pour déposer ses requêtes devant la CLP, pas plus qu’elle ne l’avait pour demander la révision de la décision portant sur le statut du travailleur ou de celle relative à l’admissibilité de la réclamation.

[18] Le commissaire a d’abord considéré l’intention du législateur. Ainsi, il rappelle la raison d’être des mutuelles18:

[21] La création des mutuelles de prévention en 1997 avait pour but de permettre le regroupement de petits et moyens employeurs afin d’ainsi augmenter la masse salariale cotisable en la regroupant avec celle des autres. Ceci avait donc pour effet de permettre à ces employeurs d’accéder à des taux personnalisés plus élevés et de faire en sorte que les efforts de prévention se répercutent sur leur cotisation par une baisse de la prime à payer à la CSST.

[22] Il est bien connu que chaque lésion professionnelle survenant chez un membre de la Mutuelle affecte chacun des autres membres.

[19] Or, poursuit le commissaire, l’employeur existe encore et a précisé qu’il ne voulait pas contester la décision quant à la recevabilité de la demande et qu’il ne voulait pas non plus que la mutuelle le fasse. Toutefois, en pareilles circonstances, il ne faut pas se surprendre de l’attitude de l’employeur, qui n’est ni plus ni moins que l’alter ego du travailleur.

[20] Le commissaire a ensuite analysé les rapports juridiques existant entre les parties. Ainsi, il a considéré que tous les membres de la mutuelle seront touchés par cet accident sans que l’employeur ait quelque intention que ce soit de défendre son réel intérêt ni, par le fait même, l’intérêt de la mutuelle et de ses membres. Dans ces circonstances, la mutuelle doit être considérée comme une personne lésée au sens de la loi sans que cela contrevienne à l’article 357.1 LATMP.

[21] Le commissaire définit ensuite la portée du droit des mutuelles de prévention à la contestation19:

[29] Le tribunal ne croit pas que l’intérêt juridique de la Mutuelle soit tributaire de l’existence ou de la disparition de l’employeur membre de la Mutuelle. Le tribunal estime plutôt que cet intérêt naît lorsque l’employeur en cause ne défend pas ses intérêts et par le fait même nuit au membre de la Mutuelle dont il fait partie.

[30] Cet intérêt ne ressort pas nécessairement du [contrat de mutuelle]. Il découle plutôt de la situation factuelle du présent dossier où l’employeur abdique complètement ses devoirs et obligations en ne démontrant aucun intérêt à défendre son patrimoine et ce, au détriment des membres de la Mutuelle.

[22] Le commissaire confirme ainsi que l’adhésion à une mutuelle de prévention comporte, de par sa nature même et pour chacun de ses membres, l’obligation de protéger les intérêts communs et que, en cas d’omission de le faire, la mutuelle peut intervenir à titre de partie intéressée dans toute réclamation.

[23] Le fardeau de la preuve d’une mutuelle pour établir son intérêt à agir n’est plus désormais la démonstration d’un intérêt financier, mais plutôt l’absence d’intervention de l’employeur puisque celle-ci est préjudiciable à ses autres membres.

Conclusion

[24] Il est intéressant de noter que, dans cette dernière décision, le commissaire transcende le contrat intervenu entre la mutuelle et l’employeur et semble se diriger à l’opposé de l’approche retenue dans Mutuelle APCHQ.

[25] En effet, dans cette affaire, la CLP avait décidé que les obligations découlant d’un contrat de mutuelle n’étaient opposables qu’aux parties elles-mêmes, sans s’attarder davantage à l’intérêt du groupe.

[26] Or, dans Mutuelle de prévention ARQ, la CLP affirme que dès lors qu’un employeur agit à l’encontre des intérêts du groupe, et donc de la mutuelle, cette dernière peut prétendre avoir le statut de partie intéressée.

[27] Faudrait-il, dans ces circonstances, considérer qu’un employeur abdique complètement ses devoirs et obligations en ne démontrant aucun intérêt à défendre son patrimoine lorsqu’il contrevient, sciemment ou non, à son obligation d’aviser la mutuelle d’une réclamation et, par le fait même, de conférer à celle-ci le statut de partie, à quelque étape de la procédure que ce soit?

[28] La question demeure sans réponse pour le moment.

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