[1] Les dispositions relatives aux ordonnances d’injonction qui se trouvent au Code de procédure civile1 (art. 751 à 761 C.P.C.) ne prévoient pas expressément l’ordonnance du type Anton Piller. Pourtant, depuis les années 1980, les tribunaux québécois rendent ce type d’ordonnance, qui relève à la fois de la nature de l’injonction et de la saisie avant jugement.

[2] L’ordonnance Anton Piller constitue une mesure exceptionnelle qui oblige la personne visée à laisser exécuter contre elle une perquisition et une saisie, et ce, dans le seul but de préserver des éléments de preuve qui, autrement, risqueraient d’être détruits. Ce recours a été utilisé principalement dans les provinces de common law, surtout en matière de propriété intellectuelle. Au Québec, au cours des années 1990, des ordonnances Anton Piller ont été rendues malgré l’incertitude qui existait sur la possibilité de réclamer une telle ordonnance jusqu’à ce que la Cour d’appel2 en confirme la légalité, en 2002. Par la suite, certains jugements de la Cour supérieure en ont précisé les modalités d’application. Puis, en 2006, la Cour suprême3 a indiqué les précautions à prendre afin d’assurer la protection de la personne visée par l’ordonnance. Ce recours étant maintenant utilisé plus fréquemment, il y a lieu de relater quelques cas d’application qui en délimitent la portée.

Les critères élaborés par la Cour supérieure

[3] Dès 1993, dans une affaire où il était question de la protection d’un droit d’auteur (Tossi Internationale inc. c. Las Vegas Creations inc.4), le juge Victor Melançon mentionnait que l’ordonnance de type Anton Piller provenait de la jurisprudence anglaise et qu’elle était reconnue par la jurisprudence canadienne. Soulignant l’absence d’un autre recours efficace prévu par la loi, il concluait à la nécessité d’avoir recours à ce remède exceptionnel, qui, selon lui, devait satisfaire aux critères établis par la jurisprudence en matière d’injonction. Se fondant aussi sur le pouvoir inhérent que la Cour supérieure pouvait exercer dans certaines circonstances, il a accueilli la demande.

[4] Depuis ce jugement, le recours à l’ordonnance de type Anton Piller s’est étendu à d’autres domaines que la propriété intellectuelle. En 2006, dans Lixo Investments Ltd. c. Acmon inc.5, une actionnaire s’en est servie pour forcer les administrateurs de la compagnie à lui remettre l’information qu’elle réclamait sur les affaires de celle-ci. La juge Hélène Poulin a conclu qu’une ordonnance était nécessaire et même urgente afin d’éviter un grave préjudice aux actionnaires ainsi que la disparition d’éléments de preuve. Sa décision reposait sur le fait que la conduite des administrateurs montrait une totale absence de transparence dans leur gestion. En effet, après avoir évincé l’actionnaire minoritaire du conseil d’administration, les administrateurs avaient dissimulé le fait que la compagnie avait transféré ses contrats de gestion à une nouvelle société et qu’elle avait été victime de fraude. De plus, la compagnie avait accordé un prêt important à l’actionnaire majoritaire.

[5] On a jugé que l’ordonnance de type Anton Piller n’était pas applicable lorsqu’il existe un autre recours pour régler le litige. C’est ce qui ressort de Semences Prograin inc. c. Aalexx International inc.6 Dans cette cause, la demanderesse, qui avait vendu à la défenderesse une variété de grains de soya de sa conception, voulait obliger l’acquéreur à respecter une clause de non-commercialisation. À cette fin, elle voulait connaître le nom des clients à qui la défenderesse avait vendu ce type de grains. Le juge Robert Mongeon a rappelé que le critère d’urgence applicable à l’injonction provisoire s’appliquait aussi en matière d’ordonnance de type Anton Piller et qu’il devait exister une probabilité sérieuse de disparition ou de destruction de la preuve nécessaire à l’établissement des droits de la demanderesse. Selon le juge, la clarté du droit à l’injonction doit être telle que celui-ci ne puisse être attaqué facilement. Estimant qu’une injonction interlocutoire pouvait tout aussi bien protéger les droits de la demanderesse, il a conclu que la requête ne visait pas tant à empêcher la destruction de la preuve qu’à empêcher l’utilisation d’un type de grain à des fins de production au Canada. De plus, il a tenu compte du fait que la destruction de documents était presque impossible étant donné les contrats que la défenderesse signait avec ses clients, et il a rejeté la demande d’ordonnance.

[6] Le risque de destruction de la preuve ne suffit pas en soi pour accorder l’ordonnance Anton Piller : encore faut-il que le requérant révèle tous les éléments pertinents au moment de sa demande. À cet égard, à l’occasion d’un autre incident dans Lixo Investments Ltd. c. Acmon inc., le juge Maurice Laramée a rappelé que l’ordonnance de type Anton Piller devait être utilisée de façon exceptionnelle et que, pour l’obtenir, le demandeur avait l’obligation de dire toute la vérité et d’indiquer les documents susceptibles de disparaître. Or, lors de la présentation de sa requête, la demanderesse avait omis de révéler une partie de l’information qu’elle détenait et n’avait pas précisé les documents visés par l’ordonnance. Ayant conclu que le recours constituait une recherche à l’aveuglette et qu’il avait probablement pour seul but de nuire, le juge a rejeté la demande d’ordonnance.

[7] La Cour supérieure s’est également penchée sur l’exécution d’une ordonnance de type Anton Piller. Dans Refplus inc. c. Kehar8, le juge Michel Déziel, qui devait se prononcer sur une demande d’annulation d’une ordonnance Anton Piller, a conclu que celle-ci avait été exécutée correctement parce que le défendeur avait eu la possibilité de consulter un avocat et que les avocats qui accompagnaient les huissiers au moment de la saisie avaient rempli leur devoir de façon adéquate. Il a jugé que l’absence d’un avocat indépendant ne portait pas atteinte à la validité de l’exécution de l’ordonnance. De plus, estimant que l’inventaire des biens saisis était précis et complet, il a reconnu sa validité même s’il avait été préparé le lendemain de la saisie, d’autant plus que cela n’avait causé aucun préjudice au défendeur.

La position de la Cour d’appel

[8] Dans le dossier Raymond Chabot SST inc., en 2002, la Cour d’appel a confirmé la possibilité d’utiliser l’ordonnance de type Anton Piller au Québec. Le juge Benoît Morin, qui a énoncé les motifs du jugement, a déclaré que le Code de procédure civile, même s’il ne contenait aucune disposition prévoyant ce type d’ordonnance, n’interdisait pas son utilisation. Il a conclu que les tribunaux québécois pouvaient rendre une telle ordonnance en se fondant sur les articles 20 et 46 C.P.C. Il a de plus reconnu qu’elle pouvait entrer en conflit avec les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne9 ainsi que du Code civil du Québec10 qui portent sur le respect de la vie privée, le droit à la jouissance paisible des biens, l’inviolabilité de la demeure et le respect de la propriété privée. Le juge a rappelé que les droits et libertés fondamentaux ne pouvaient être invoqués en tout temps et qu’ils devaient être exercés en tenant compte des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens. Citant un texte de Daniel Ovadia11, il a énoncé les trois conditions essentielles à la délivrance de l’ordonnance, soit : 1) un commencement de preuve très solide, 2) un préjudice réel ou possible très grave et 3) une preuve manifeste que les défendeurs avaient en leur possession des éléments de preuve qu’ils risquaient de détruire. Selon le juge Morin, le juge de première instance12 n’avait pas commis d’erreur en rendant une ordonnance Anton Piller puisque l’intimée ne disposait que de ce moyen pour revendiquer ceux de ses biens qu’elle croyait en la possession des mis en cause. Il a aussi conclu que la portée de cette ordonnance visait des documents dont la description était suffisamment précise. Il a en outre souligné que l’ordonnance de type Anton Piller pouvait être rendue même contre des inconnus mais que, dans un tel cas, il était préférable de désigner le plus rapidement possible les personnes contre qui elle est exercée, dès qu’elles sont connues.

[9] En 2007, la Cour d’appel13 a rejeté l’appel d’un jugement ayant autorisé une telle ordonnance au motif que le juge de première instance14 était fondé à tenir compte de la mauvaise foi passée de l’appelante pour décider des moyens à prendre afin d’assurer le respect de la loi. Estimant que celle-ci cachait des renseignements et que sa crédibilité était sérieusement mise en doute, elle a confirmé la décision du juge.

Les conclusions de la Cour suprême

[10] Dans Celanese Canada Inc., Celanese avait obtenu une ordonnance de type Anton Piller contre Canadian Bearings Ltd., qu’elle accusait d’espionnage industriel. L’ordonnance avait été exécutée par un cabinet de comptables, et la perquisition, supervisée par un avocat indépendant, avait été effectuée en présence des avocats de Canadian Bearings. Les cédéroms sur lesquels on avait copié les documents, y compris des documents privilégiés, avaient été placés dans une enveloppe sous scellés. Cependant, contrairement à ce que prévoyait l’ordonnance, on n’avait dressé aucune liste complète des documents saisis avant leur retrait des lieux de la perquisition. Par la suite, l’enveloppe ayant été ouverte à l’insu de Canadian Bearings et de ses avocats, une copie de son contenu a été remise aux avocats de Celanese. Au lieu de restituer les documents que les avocats de Canadian Bearings leur réclamaient, les avocats de Celanese les ont informés qu’ils avaient supprimé de leur système ceux faisant l’objet d’une revendication de privilège. La Cour suprême a déclaré que ces derniers avaient obtenu de façon non intentionnelle mais évitable des documents privilégiés, que les précautions prises étaient insuffisantes et que les responsables devaient en subir les conséquences. Elle a aussi conclu que les avocats de Celanese avaient manqué de prudence et qu’il n’était pas possible de déterminer l’ampleur du préjudice causé à Canadian Bearings. Elle a précisé que la partie visée par l’ordonnance de type Anton Piller devait bénéficier d’une triple protection. D’abord, l’ordonnance doit être soigneusement rédigée en décrivant les documents à saisir et en énonçant les garanties applicables au traitement des documents. De plus, elle requiert la présence d’un avocat superviseur vigilant et indépendant des parties, nommé par le tribunal. Enfin, elle doit être exécutée avec modération, l’accent devant être mis sur la conservation de la preuve et non sur son utilisation précipitée.

Conclusion

[11] Depuis 1990, le recours à l’ordonnance Anton Piller s’étend à d’autres domaines que la propriété intellectuelle. Les tribunaux rendent ce type d’ordonnance parce que, dans certains cas où la préservation de la preuve s’impose, il n’existe pas d’autre recours efficace. Les tribunaux peuvent donc exercer leur pouvoir inhérent afin de combler cette lacune, lorsque toutes les conditions essentielles à l’application d’un tel recours sont remplies. Par ailleurs, l’exécution de cette ordonnance doit respecter les critères énoncés par la Cour suprême relativement aux droits du défendeur, sans quoi elle sera annulée.

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