[1] Un administré qui n’est pas satisfait d’une décision rendue par une autorité administrative telle la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) peut déposer une requête introductive d’instance devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ) pour contester cette décision. Le premier alinéa de l’article 114 de la Loi sur la justice administrative1 prévoit que : «L’autorité administrative dont la décision est contestée est tenue, dans les 30 jours de la réception de la copie de la requête, de transmettre au secrétaire du Tribunal et au requérant copie du dossier relatif à l’affaire […]». Malheureusement, dans les faits, ce délai n’est pas toujours respecté. Un article paru dans le quotidien Le Soleil2 a indiqué que le délai moyen de la SAAQ pour transmettre un dossier était de 149 jours l’an dernier, soit 5 fois plus de temps que ce que prévoit la loi.

[2] Pour obliger les autorités administratives en cause à faire preuve de plus de célérité, le législateur a adopté l’article 114.1. Cet article, entré en vigueur le 1er juin 2006, édicte que : «Le défaut par une autorité administrative de transmettre la copie du dossier dans le délai prévu à l’article 114 donne ouverture, sur demande du requérant, à la fixation par le Tribunal d’une indemnité qui lui apparaît juste et raisonnable compte tenu des circonstances de l’affaire et de la durée du retard.»

[3] Quelques administrés se sont prévalus de cette disposition et ont demandé au TAQ de fixer une indemnité en raison de l’omission de l’autorité administrative de respecter le délai de 30 jours pour la transmission de leur dossier. Le TAQ, à ce jour, a rendu les décisions qui suivent. Dans la plupart des cas, il se prononce d’abord sur l’indemnité prévue à l’article 114.1 et tranche ensuite le litige sur le fond. Aux fins du présent article, pour chaque décision, seuls les motifs relatifs à l’article 114.1 sont rapportés. Les éléments habituels invoqués par le TAQ pour l’application de cet article sont la célérité de la justice administrative et le respect des droits fondamentaux des administrés – ces principes étant édictés à l’article 1 de la loi – ainsi que le fait que la contravention à l’article 114 déconsidère l’administration de la justice. Par souci d’alléger le texte, ces éléments ne seront pas repris dans le résumé de chaque décision. Les principaux éléments factuels sont indiqués de façon schématique au début du résumé de chaque décision.

[4] Première décision : K.J. c. Société de l’assurance automobile du Québec3

Date : 7 janvier 2008
Autorité administrative : SAAQ (indemnisation du dommage corporel)
Date de la connaissance d’un recours déposé devant le TAQ : 17 novembre 2006
Date de transmission d’une copie du dossier : 7 septembre 2007
Retard : 261 jours
Date prévue pour l’audience devant le TAQ : 18 octobre 2007
Indemnité accordée par le TAQ : 100 $

Motifs du TAQ : La requête sur le fond a été introduite de bonne foi et pour des motifs en apparence sérieux et légitimes. Le requérant était en droit de s’attendre à ce que sa requête soit traitée avec célérité, et donc de recevoir copie de son dossier dans les délais impartis par la loi. De plus, il est en droit de se préparer adéquatement en vue de l’audience sur le fond et, à cette fin, il doit disposer de son dossier dans de courts délais. Bien que le requérant ait fait une preuve pouvant être qualifiée d’«évasive» à l’égard des inconvénients subis, cela ne saurait banaliser le délai non justifié de plus de huit mois de la SAAQ. Agir ainsi aurait pour effet d’annihiler l’obligation imposée à l’autorité administrative et de causer un préjudice à une saine administration de la justice.

Commentaires : Le TAQ considère que le seul fait de ne pas respecter le délai entraîne le droit à une indemnité, même en l’absence de preuve claire d’un préjudice subi par l’administré.

[5] Deuxième décision : S.R. c. Société de l’assurance automobile du Québec4

Date : 4 février 2008
Autorité administrative : SAAQ (permis de conduire)
Date de la connaissance d’un recours déposé devant le TAQ : 24 avril 2007
Date de transmission d’une copie du dossier : 26 juin 2007, à l’exception de l’évaluation sommaire, transmise le jour de l’audience
Retard : 28 jours
Date prévue pour l’audience devant le TAQ : 6 septembre 2007
Indemnité accordée par le TAQ : 50 $

Motifs du TAQ : Le requérant a contesté la décision de la SAAQ l’ayant avisé qu’il avait échoué son évaluation sommaire. La SAAQ a réservé le dépôt de cette évaluation au jour fixé pour l’audience aux motifs qu’il s’agit d’un document confidentiel et que le dépôt est toujours assorti d’une ordonnance de non-publication. Il est usuel, dans le but de protéger la confidentialité du document, que l’évaluation sommaire soit remise au requérant uniquement le jour de l’audience. Quoi qu’il en soit, il est toujours possible aux parties de demander un ajournement pour parfaire leur preuve, si besoin est. L’évaluation sommaire vise à déterminer si les habitudes d’un requérant face à la drogue ou à l’alcool sont compatibles avec la conduite sécuritaire d’un véhicule routier, ce qui invite donc à la plus grande prudence dans le traitement de ce document. La tardiveté du dépôt de l’évaluation sommaire est justifiée dans les circonstances. Quant au retard dans la transmission des autres documents, un retard de moins de 30 jours n’entraîne pas un préjudice grave. Cependant, puisque la loi oblige la SAAQ à transmettre un dossier dans un délai imparti, le requérant est en droit de s’attendre au respect de ce délai ou, tout au moins, à une justification du retard, ce qui n’a pas été fait. Aucun autre préjudice n’a été démontré.

Commentaires : Le TAQ crée une exception à l’article 114.1 pour les évaluations sommaires. Il prend en considération la durée du retard, ce qui est normal, et la présence ou non d’un préjudice autre que l’écoulement du temps. Enfin, il fait état de la possibilité pour la SAAQ de justifier son retard, ce qui donne ouverture à une éventuelle mitigation de l’indemnité.

[6]Troisième décision : C.C. c. Société de l’assurance automobile du Québec5

Date : 14 février 2008
Autorité administrative : SAAQ (permis de conduire)
Date de la connaissance d’un recours déposé devant le TAQ : 13 avril 2007
Date de transmission d’une copie du dossier : 14 juin 2007
Retard : 30 jours
Date prévue pour l’audience devant le TAQ : 9 août 2007, remise au 4 octobre 2007
Indemnité accordée par le TAQ : 45 $

Motifs du TAQ : L’article 114, relatif au délai de 30 jours, est une exigence visant à contrer les délais parfois trop longs de remise de documents mais, surtout, permet au requérant de se préparer adéquatement, notamment par la prise de connaissance des documents à l’appui de la décision d’un organisme public le concernant. Il s’agit d’un équilibre de force entre les parties. En l’espèce, la SAAQ ayant dépassé le délai, elle est donc en défaut, sans qu’il y ait besoin d’autre justification. Il faut donner un sens à la Loi sur la justice administrative dans le respect du droit de l’individu d’obtenir dans le délai son dossier de la part de l’organisme public. En l’espèce, la SAAQ n’a pas avisé préalablement les parties du retard ni même soumis de motifs à l’appui de ce retard. Il y a donc ouverture à l’attribution d’une indemnité dès que l’organisme public ne respecte pas le délai. Il ne s’agit que d’en fixer le montant. Le requérant ne peut indiquer précisément de frais provoqués par le retard. Pour fixer l’indemnité, le non-respect de l’article 114, les démarches supplémentaires du requérant, les circonstances de l’affaire et la durée du retard de la SAAQ, sans explication sérieuse, ont été considérés.

Commentaires : Le TAQ reconnaît le droit à une indemnité dès le dépassement du délai de 30 jours et la possibilité d’augmenter celle-ci selon les frais provoqués par le retard (en l’espèce, le requérant avait fait état d’un retard supplémentaire avant de pouvoir obtenir son permis de conduire).

[7] Quatrième décision : H.C. c. Société de l’assurance automobile du Québec6

Date : 25 février 2008
Autorité administrative : SAAQ (indemnisation du dommage corporel)
Date de la connaissance d’un recours déposé devant le TAQ : 1er août 2007
Date de transmission d’une copie du dossier : 23 octobre 2007
Retard : entre 47 et 53 jours (les parties ne s’entendent pas sur ce sujet)
Date prévue pour l’audience devant le TAQ : 27 novembre 2007
Indemnité accordée par le TAQ : 500 $

Motifs du TAQ : Une indemnité juste et raisonnable peut être accordée compte tenu des circonstances de l’affaire, de la durée du retard et du préjudice en résultant. Le volume des documents transmis (un dossier de 666 pages), les démarches additionnelles que la requérante a dû effectuer pour obtenir son dossier lorsqu’elle a constaté que la SAAQ ne le lui transmettait pas, un retard d’au moins 47 jours, et ce, sans aucune explication de la part de la SAAQ, et, finalement, les quelque 30 jours seulement laissés à la requérante pour se préparer à l’audience doivent être considérés.

Commentaires : Le TAQ a estimé que la requérante avait subi un grand préjudice puisqu’il a accordé l’indemnité la plus élevée à ce jour.

[8]Cinquième décision : M.H. c. Société de l’assurance automobile du Québec7

Date : 14 mars 2008
Autorité administrative : SAAQ (permis de conduire)
Date de la connaissance d’un recours déposé devant le TAQ : 10 août 2007
Date de transmission d’une copie du dossier : 7 novembre 2007
Retard : 45 jours
Date prévue pour l’audience devant le TAQ : information non disponible
Indemnité accordée par le TAQ : 150 $

Motifs du TAQ : Il est vrai que l’article 114 constitue du droit nouveau et exige une période de réajustement, mais la SAAQ aurait dû prévenir et expliquer, le cas échéant, pourquoi elle ne pouvait pas obtempérer dans le délai requis, ce qu’elle n’a pas fait. Le retard est relativement court; toutefois, comme il s’agit d’un dossier relatif à un permis de conduire, l’effet s’en trouve accru. De plus, le requérant a démontré l’importance du traitement rapide de son dossier, compte tenu du préjudice pécuniaire entraîné par la perte de son permis et du risque de compromettre son emploi.

Commentaires : Le requérant avait expliqué qu’il devait conduire à l’occasion de son travail et que son employeur le soutenait et comprenait sa situation mais qu’il ne le ferait pas indéfiniment. Il a aussi indiqué devoir payer du covoiturage afin de se rendre à son travail. Le TAQ avait donc la preuve solide d’un préjudice autre que le simple écoulement du temps.

[9] Sixième décision : V.D. c. Québec (Ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale)8

Date : 18 avril 2008
Autorité administrative : ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale
Date de la connaissance d’un recours déposé devant le TAQ : 3 février 2006
Date de transmission d’une copie du dossier : 11 ou 12 mai 2006, suivie d’un index complémentaire du dossier, reçu le 21 ou le 22 juin 2006
Retard : seul le délai à transmettre l’index complémentaire est en cause
Date prévue pour l’audience devant le TAQ : 20 juin 2006, remise au 6 novembre 2006
Indemnité accordée par le TAQ : 100 $

Motifs du TAQ : Le requérant a allégué que le report de l’audience était imputable au fait qu’il n’avait pas reçu l’index complémentaire et que, s’il avait été entendu le 20 juin, cela aurait mis fin à ses déboires judiciaires à cette date. Or, l’audience du 20 juin a été annulée par le TAQ pour des raisons purement administratives qui ne sont pas reliées à la transmission des dossiers par le ministre ni à la réception de l’index complémentaire. C’est l’omission d’un organisme public de transmettre les copies des documents du dossier dans le délai prescrit qui donne ouverture à la fixation d’une indemnité par le TAQ, et non le report d’une audience par le TAQ lui-même. Le droit du requérant d’obtenir tous les documents constituant son dossier dans le délai prescrit n’a pas été respecté. L’indemnité est fixée selon les critères habituels (circonstances de l’affaire, durée du retard et préjudice en résultant).

Commentaires : Le requérant ne réclamait que des dommages fondés sur le report de son audience; il ne réclamait rien pour le préjudice subi en raison de la réception tardive des documents. Pour sa part, le TAQ a accordé une indemnité sur la foi du seul écoulement du temps.

[10] Septième décision : D.B. c. Société de l’assurance automobile du Québec9

Date : 22 avril 2008
Autorité administrative : SAAQ (indemnisation du dommage corporel)
Date de la connaissance d’un recours déposé devant le TAQ : 5 décembre 2006
Date de transmission d’une copie du dossier : 3 mai 2007 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) et 10 mai 2007 par la SAAQ (décision conjointe CSST et SAAQ)
Retard : trois mois et demi (CSST) et trois mois et trois semaines (SAAQ)
Date prévue pour l’audience devant le TAQ : 21 novembre 2007
Indemnité accordée par le TAQ : 0 $

Motifs du TAQ : L’utilisation du terme «indemnité» à l’article 114.1 implique nécessairement l’existence d’un préjudice ou d’un dommage à compenser. C’est ce qu’indiquent des définitions puisées dans différents dictionnaires. Il s’ensuit que la seule omission d’une autorité administrative de transmettre copie d’un dossier dans le délai de 30 jours n’entraîne pas automatiquement le paiement d’une indemnité : il doit y avoir préjudice ou dommage prouvé de la part du requérant. Dans une version antérieure à celle qui a été adoptée10, l’article 114.1 se terminait par les mots «et du préjudice qui a pu en résulter». Cette suppression révèle que le législateur a voulu enlever le caractère indemnitaire de la disposition puisqu’il a conservé le terme «indemnité», dont il ne pouvait ignorer le sens clair et sans équivoque. Cela signifie également que cet article 114.1 ne doit pas être considéré comme une disposition prescrivant l’attribution de dommages punitifs ou exemplaires. C’est par exception que le législateur permet de tels dommages et, lorsqu’il le fait, il l’exprime clairement. Le requérant n’a pas fait de preuve prépondérante que le retard des organismes à déposer leur dossier après le délai prescrit lui a causé préjudice. La simple affirmation de l’existence d’un préjudice ne constitue pas un préjudice, pas plus que le simple désir de voir la loi respectée. Un préjudice, même de peu d’importance, doit néanmoins être réel et certain pour donner ouverture à une indemnisation, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Des décisions antérieures11 font état d’un préjudice causé aux administrés. Dans le présent cas, le requérant a reçu son dossier environ six mois avant l’audience sur le fond, il était représenté par avocat et le litige portait sur une question de droit uniquement. L’argumentation des parties s’est faite sur le dossier tel que constitué, sans audition de témoins. Dans de telles circonstances, il est difficile de voir en quoi le retard, par les autorités administratives, à déposer leur dossier relatif à l’affaire dans le délai prescrit a pu causer un dommage au requérant.

Commentaires : Il s’agit de la seule décision à ce jour n’ayant pas accordé d’indemnité lors d’une demande fondée sur l’article 114.1. Il semble paradoxal de mettre en avant le fait que l’expression «et du préjudice qui a pu en résulter» a été retirée du projet d’article et de refuser de verser une indemnité en l’absence d’un préjudice.

Conclusion

[11] Il faut retenir de ce qui précède que la jurisprudence du TAQ est de plus en plus sévère. Au départ, un administré n’avait qu’à faire état du dépassement de 30 jours pour obtenir une indemnité. Le TAQ a ensuite considéré de plus en plus à fond la gravité du préjudice subi par le retard avant de fixer le montant de l’indemnité. Finalement, l’absence de démonstration d’un préjudice autre que le dépassement du délai ne donne pas ouverture à l’indemnité. Il est bon de rappeler que le texte de l’article 114.1 ne mentionne nulle part le mot «préjudice». Cette notion, d’abord prévue dans le projet d’article, a été éliminée lors de l’adoption finale du texte. De toute façon, le législateur a adopté l’article 114.1 pour sanctionner l’omission d’une autorité administrative de transmettre un dossier dans un délai de plus de 30 jours. Ce faisant, son intention était d’endiguer des délais endémiques, et non de créer un nouveau type d’indemnisation pour les administrés. L’accent devrait donc être mis avant tout sur la gestion des dossiers par l’autorité administrative plutôt que sur l’obligation de l’administré de démontrer le plus grand préjudice possible.

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