[1] L’article 81.19 L.N.T. énonce que tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique. Elle prévoit en outre que l’employeur doit prendre les moyens raisonnables afin de prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, la faire cesser. Le salarié non syndiqué qui croit avoir été victime de harcèlement psychologique peut porter plainte auprès de la Commission des normes du travail. Le tribunal compétent pour trancher un tel recours est la Commission des relations du travail (CRT). Lorsque le salarié est syndiqué, il doit déposer un grief, lequel sera déféré à un arbitre conformément à la procédure prévue à la convention collective, pourvu que cette procédure existe à son égard (art. 81.20 L.N.T.). Les dispositions de la loi sont alors réputées faire partie intégrante de la convention. La CRT et l’arbitre de griefs peuvent ordonner à l’employeur de réparer le préjudice subi par un salarié victime de harcèlement psychologique s’ils jugent que l’employeur a manqué à ses obligations légales. Les différents remèdes sont énoncés à l’article 123.15 L.N.T. Cependant, conformément à l’article 123.16 L.N.T., certaines mesures de réparation (perte de salaire, dommages moraux et exemplaires ainsi que frais pour traitements psychologiques) ne s’appliquent pas pour une période au cours de laquelle le salarié est victime d’une lésion professionnelle au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles1 qui résulte du harcèlement psychologique. Le deuxième alinéa de l’article 123.16 L.N.T. mentionne que, lorsque la CRT estime probable que le harcèlement psychologique a entraîné chez le salarié une lésion professionnelle, elle réserve sa décision au regard des indemnités mentionnées aux paragraphes 2, 4 et 6 de l’article 123.15 L.N.T. Il en est de même pour l’arbitre de griefs. Le cumul de recours institués en vertu des lois précitées ou la simple probabilité de l’existence d’une lésion professionnelle a soulevé certaines questions tant sur le plan de la compétence des instances que sur celui de la gestion de l’enquête. Nous vous proposons un survol de la jurisprudence rendue par la CRT et les arbitres de griefs dans un contexte de harcèlement psychologique susceptible d’avoir causé une lésion professionnelle.

Suspension du recours

[2] Au départ, deux décisions récentes de l’instance de révision de la CRT ont retenu notre attention : il s’agit des affaires Abouelella et Société hôtelière Hunsons inc.2et Ovide Morin inc. et Morin-Arpin3. Dans Société hôtelière Hunsons inc., le salarié avait déposé une plainte en vertu de l’article 123.6 L.N.T. pour harcèlement psychologique ainsi qu’une réclamation auprès de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST). Cette réclamation ayant été rejetée par l’organisme, il a porté l’affaire devant la Commission des lésions professionnelles (CLP). Lors d’une conférence préparatoire, la CRT a décidé de son propre chef de suspendre l’enquête relative à la plainte dont elle était saisie jusqu’à ce que la CLP se soit prononcée sur le sort de la réclamation fondée sur les dispositions de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Le plaignant a demandé la révocation de cette décision pour vice de fond. L’instance de révision de la CRT a d’abord décidé qu’il n’y avait pas de litispendance entre la plainte pour harcèlement psychologique et la réclamation à l’égard de laquelle la CLP devrait se prononcer. Puis, elle a conclu que la CRT ne pouvait estimer probable la présence d’une lésion professionnelle et suspendre sa compétence de manière préliminaire sur certains remèdes prévus à l’article 123.15 L.N.T. si elle n’avait pas entendu de preuve relativement au harcèlement psychologique. Elle précise par ailleurs qu’il est possible de suspendre l’audition d’un recours en attendant le sort d’un litige devant une autre instance, et ce, même en l’absence de litispendance. Selon l’instance de révision de la CRT, c’est toutefois «l’impact déterminant de la décision de l’autre instance sur le recours devant la Commission qui servira de critère pour accorder ou non la suspension [des procédures]4». Dans cette affaire, l’instance de révision de la CRT a estimé que les informations au dossier et celles obtenues lors de la conférence préparatoire ne permettaient pas d’appliquer la décision rendue dans Rajeb et Solutions d’affaires Konica Minolta (Montréal) inc.5. En outre, elle a décidé que le fait de présumer la présence d’une lésion professionnelle sans entendre les témoins constituait une violation des règles de justice naturelle. L’instance de révision a conclu que le refus d’entendre le plaignant et l’employeur en temps utile n’était aucunement fondé sur des éléments factuels ou de droit et qu’il s’apparentait à un refus d’exercer sa compétence.

[3] Il faut souligner que, dans Rajeb, l’enquête portant sur la plainte pour harcèlement psychologique avait été suspendue jusqu’à ce que la CLP se prononce sur une demande d’indemnisation pour cause de lésion professionnelle. Dans cette affaire, la CRT a estimé qu’une saine administration de la justice ainsi que l’intérêt des parties ne justifiaient pas la tenue simultanée de deux enquêtes portant sur les mêmes faits et dont les résultats de l’une pouvaient avoir un effet déterminant sur le sort de l’autre. Il est important de noter que les audiences devant la CLP étaient commencées et que la CRT avait entendu une bonne partie de la preuve. Cette preuve lui a d’ailleurs permis de conclure à une «juxtaposition presque parfaite entre les dommages recherchés par la plaignante [en vertu de sa plainte pour harcèlement psychologique] et ceux qui pourraient lui être octroyés si sa demande d’indemnisation était accueillie6». Or, comme ces remèdes sont les mêmes que ceux prévus aux paragraphes 2, 4 et 6 de l’article 123.15 L.N.T. — soit ceux sur lesquels la CRT doit réserver sa décision si elle en arrive à conclure à du harcèlement psychologique (art. 123.16 L.N.T.) — et comme un préjudice ne peut faire l’objet d’une double indemnisation, la CRT a retenu que la plainte pour harcèlement psychologique pouvait même devenir sans objet si la décision de la CLP était favorable à la plaignante.

[4] D’autre part, selon la Cour supérieure dans Clavet c. Commission des relations du travail7, si un salarié choisit de déposer une plainte en vertu de l’article 123.6 L.N.T. et de réclamer une indemnisation en vertu de cette loi plutôt que de produire une réclamation à la CSST en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, l’exercice doit se faire jusqu’au bout, devant la CRT, afin de déterminer s’il doit être estimé probable qu’il y a eu lésion professionnelle, et non sur la seule foi des apparences. Dans cette affaire, la Cour a conclu que, en faisant droit à la requête de l’employeur de surseoir à l’exercice de sa compétence jusqu’à ce que la CSST ait déterminé si le plaignant avait subi une lésion professionnelle, la CRT8 avait refusé d’exercer sa compétence. De plus, en refusant d’entendre la preuve du salarié quant au moyen de non-recevabilité invoqué par l’employeur, elle avait manqué aux règles de justice naturelle.

Juridictions concurrentes

[5] Une autre problématique s’est posée dans Morin-Arpin c. Ovide Morin inc.9. La CRT a d’abord accueilli les plaintes pour harcèlement psychologique et congédiement injuste déposées par la salariée. Estimant probable que le harcèlement psychologique ait entraîné une lésion professionnelle, elle a réservé sa décision quant aux mesures de réparation, ainsi que le prévoit le second alinéa de l’article 123.16 L.N.T. À la suite de cette décision, la salariée a produit une réclamation à la CSST, laquelle a été accueillie. L’organisme a conclu à l’existence d’une lésion professionnelle survenue en raison du comportement abusif et discriminatoire de l’employeur. Dans une seconde décision10, la CRT a rejeté la réclamation en remboursement du salaire perdu au motif que la CSST avait accepté d’indemniser la salariée. Elle a cependant ordonné à l’employeur de lui verser 10 000 $ à titre de dommages non pécuniaires ainsi que 5 000 $ à titre de dommages exemplaires. L’employeur a demandé la révision de cette décision, alléguant qu’elle était entachée d’un vice de fond. Il soutenait que la CRT n’avait pas compétence pour lui ordonner de payer des dommages-intérêts, compte tenu de l’immunité civile prévue à l’article 438 LATMP. L’instance de révision lui a donné partiellement raison11. Elle a conclu que la CRT ne pouvait ordonner le versement de dommages-intérêts  non pécuniaires et exemplaires afin de compenser le préjudice subi par un salarié à la suite d’événements qui, selon la CSST, avaient causé une lésion professionnelle. Elle a toutefois retenu que, en vertu des articles 123.15 paragraphe 4 et 123.16 L.N.T., des dommages-intérêts pouvaient être accordés relativement à des événements survenus au cours d’une période non visée par la réclamation à la CSST. L’instance de révision a réduit le montant de l’indemnité accordée en première instance afin de tenir compte, notamment, de l’indemnisation du préjudice relevant de la compétence exclusive de la CSST.

Chose jugée

[6] Par ailleurs, selon la CRT dans Ha et Hôpital chinois de Montréal12, la décision de la CLP13 qui a conclu à l’absence de harcèlement ayant causé une lésion professionnelle n’a pas l’autorité de la chose jugée eu égard à une plainte fondée sur l’article 123.6 L.N.T.; il s’agit de recours distincts dans leurs principes juridiques et quant à leur objet. De même, dans Syndicat international des travailleuses et travailleurs de la boulangerie,confiserie et du tabac, section locale 333 et Sucre Lantic ltée (raffinerie deMontréal) (Chantal Dallaire)14,un arbitre de griefs a décidé que la décision de la CSST ayant conclu que la plaignante n’avait subi ni harcèlement psychologique ni lésion professionnelle n’avait pas l’autorité de la chose jugée eu égard à son grief. Des conclusions semblables ont été rendues dans Brasserie Labatt ltée et Union des routiers, brasseries, liqueurs douces et ouvriers de diverses industries, section locale 199915 et, plus récemment, dans Côté et Fabrique de la paroisse de St-Félicien16. Dans cette affaire, la CRT a rejeté l’argument de chose jugée vu l’absence d’identité d’objet entre la plainte en vertu de l’article 123.6 L.N.T. et la réclamation que la plaignante avait adressée à la CSST et qui avait été rejetée. Elle précise que cette réclamation a été examinée au regard de la notion de «lésion professionnelle» propre à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles tandis que la plainte dont elle était saisie doit être examinée en fonction du droit de la plaignante, reconnu à l’article 81.19 L.N.T., à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique. La CRT explique que, dans un tel cas, elle exerce des pouvoirs de redressement liés à l’assainissement du milieu de travail et à l’indemnisation de la victime par l’employeur lui-même. Elle ajoute que le refus des instances compétentes de reconnaître que la plaignante a subi une lésion professionnelle donne ouverture aux mesures de réparation prévues aux paragraphes 2, 4 et 6 de l’article 123.15 L.N.T., soit celles reliées à une indemnisation directe par l’employeur pour les dommages subis. D’autre part, il y a lieu de souligner que dans Équipement Fédéral inc. et Turgeon17la CLP a elle aussi conclu que, même si la CRT avait rejeté la plainte de la salariée pour harcèlement psychologique, il n’y avait pas chose jugée puisque l’objet de la demande allait au-delà de celui prévu à la Loisur les normes du travail et ce qui était recherchén’était pas la reconnaissance du harcèlement mais celle d’une lésion professionnelle en découlant.

[7] Par contre, dans Association canadienne des employés en télécommunications et Amdocs Gestionde services canadiens inc. (Robert Lachance)18,un autre arbitre a appliqué le principe de l’autorité de la chose jugée. Il a estimé qu’il devait suivre la décision de la CLP19 ayant conclu à l’absence de harcèlement psychologique. En révision judiciaire, la Cour supérieure a jugé que la décision de l’arbitre de rejeter le grief du plaignant était correcte et qu’il n’y avait pas lieu de la réviser20. Dans cette affaire, la Cour a conclu à la triple identité de parties, de cause et d’objet, de sorte qu’il y avait chose jugée.

[8] Dans Haddad et Vêtements Va-Yola ltée21, la CRT a tenu compte de la décision de la CLP22 parce que celle-ci avait décidé, en se basant sur les mêmes faits, que le plaignant avait subi un accident du travail ayant entraîné une lésion psychologique. La CRT a estimé qu’il n’était pas utile qu’elle se prononce sur la présence de harcèlement psychologique puisqu’elle ne pourrait d’aucune façon accorder les dommages-intérêts réclamés.

Réparation du préjudice

[9] Par ailleurs, lorsqu’ils évaluent les dommages, la CRT et l’arbitre doivent tenir compte du dispositif de la décision rendue par la CSST de même que des motifs déterminants de cette décision quant aux questions qui sont de la compétence exclusive de cette dernière. Ainsi, toute demande d’indemnité relativement à l’événement ayant causé une lésion professionnelle est irrecevable, les mesures de réparation prévues aux paragraphes 2 et 4 de l’article 123.15 L.N.T. étant visées par l’immunité civile de l’employeur édictée à l’article 438 LATMP. Cependant, un recours en dommages-intérêts prenant principalement appui sur des événements postérieurs est recevable. Ainsi, dans Roc et Poulbec inc.23, la CRT précise que ce n’est pas parce qu’une conduite vexatoire n’a entraîné aucune blessure ou maladie qu’elle n’est pas susceptible d’avoir porté atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychologique de la personne qui en a été l’objet.

[10] Dans AFG Industries ltée et Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-Québec) (Yvon Blouin)24, le plaignant avait choisi d’être indemnisé en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles plutôt que de présenter un grief afin de se plaindre du harcèlement psychologique au travail. L’arbitre a conclu que, en procédant de cette façon, il avait confié à la CSST et à la CLP le soin de s’occuper de son dossier. À son avis, comme ces organismes ont compétence exclusive pour décider de toute indemnité qui peut être versée à la suite d’une lésion professionnelle au sens de cette loi — il s’agit d’un régime sans égard à la faute —, le plaignant ne pouvait réclamer le versement par l’employeur d’une indemnité visant à compenser sa perte d’emploi consécutive à une lésion professionnelle.

[11] Enfin, on peut retenir que, même si le harcèlement a entraîné chez un salarié une lésion professionnelle, le rôle de la CSST et de la CLP est différent de celui de la CRT et de l’arbitre de griefs puisque les recours qui leur sont soumis visent l’exercice d’un droit prévu par une loi d’ordre public. Dans Calcuttawala et Conseil du Québec — Unite Here25, la CRT précise que, malgré le fait qu’un salarié ne puisse intenter de recours en responsabilité civile contre son employeur relativement à un événement ayant entraîné une lésion professionnelle, le recours en vertu de l’article 123.6 L.N.T. à la suite de harcèlement psychologique n’est pas une action en responsabilité civile, mais il constitue l’exercice d’un droit prévu par une loi d’ordre public

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