[1] Le Tribunal administratif du Québec (TAQ) est souvent appelé à déterminer s’il y a vie maritale entre deux conjoints afin de trancher sur leur admissibilité à divers types de prestations. C’est notamment le cas pour l’indemnité payable au conjoint de fait d’une personne décédée dans un accident d’automobile[1] (indemnité de décès) et pour la rente payable au conjoint survivant d’un cotisant à la Régie des rentes du Québec[2] (rente de conjoint survivant). La vie maritale doit avoir été d’au moins un an avant le décès si un enfant est né de l’union ou a été adopté; si ce n’est pas le cas, il doit y avoir eu vie maritale pendant au moins les trois années précédant le décès.

[2] Les trois critères élaborés par la jurisprudence et utilisés pour déterminer s’il y a vie maritale sont la cohabitation, le secours mutuel et la représentation publique. Ce dernier critère est facultatif. La décision est souvent rendue sur le seul critère de la cohabitation.

1. La jurisprudence avant 2005

[3] Le TAQ et la Commission des affaires sociales (CAS) avant lui ont rendu plusieurs décisions mettant en cause la notion de cohabitation. Dans la majorité de celles-ci, ils ont exigé que les conjoints vivent ensemble sous le même toit pour qu’il y ait cohabitation. Par contre, dans d’autres cas, ils ont reconnu qu’il pouvait y avoir vie maritale même en cas d’interruption de la cohabitation.

[4] Dans une décision rendue en mai 1997[3], l’appelante et le cotisant vivaient ensemble depuis mai 1991. Ils ont eu un enfant. Ils se sont séparés en mars 1995 en raison des problèmes de toxicomanie et de dépression du cotisant. Ce dernier est décédé au mois de mai suivant. La CAS a noté que la Loi sur le régime de rentes du Québec faisait dorénavant référence à la vie maritale, et non plus à la cohabitation, et qu’une rupture de la vie maritale était plus difficile à cerner qu’une rupture de cohabitation. Selon la CAS, il s’agit d’une réalité qui doit être évaluée à la lumière des circonstances particulières de chaque cas. Pendant la période de séparation, l’appelante a réconforté le cotisant et a supporté certaines dettes du ménage. Le cotisant n’a fait aucune démarche pour l’éloigner; au contraire, il lui a demandé de venir s’installer chez lui. La CAS a conclu que ces éléments attestaient un climat de crise bien plus qu’une rupture. L’investissement personnel de l’appelante ne témoignait pas d’un désintérêt ni d’un rejet. La CAS a donc considéré que la relation de vie maritale avait perduré pendant la période de séparation et que l’appelante avait droit à la rente de conjoint survivant.

[5] Dans un autre cas[4], où le cotisant avait eu un enfant avec l’appelante et était décédé en avril 1995, la CAS a conclu qu’ils avaient adopté un comportement conjugal dès février 1994, bien qu’ils n’aient commencé à cohabiter qu’au mois de juin suivant. Ils vivaient alors maritalement même s’ils habitaient deux logements distincts. La CAS a indiqué que les articles 82 et 392 du Code civil du Québec[5] permettaient de faire vie commune malgré des domiciles distincts. Selon la CAS, le droit statutaire n’a pas à se désincarner en s’éloignant de la réalité sociale d’aujourd’hui. En conséquence, l’interprétation de l’article 91 de la Loi sur le régime de rentes du Québec n’est pas incompatible avec une absence temporaire de cohabitation lorsque les éléments intentionnels du comportement conjugal sont présents.

[6] En février 1998, la CAS a rendu une décision[6] s’inspirant de celle qui précède. L’appelante et le cotisant s’étaient connus en 1962 et s’étaient mariés en août 1996; le cotisant est décédé trois jours après le mariage. Ils n’ont pas eu d’enfants. La CAS a rappelé qu’il pouvait y avoir vie maritale malgré l’absence de cohabitation. Plusieurs éléments attestaient une telle vie maritale : une union de 34 ans, l’achat d’un chalet occupé en commun durant l’été et le fait que, durant l’hiver, l’appelante et le cotisant se voyaient toutes les fins de semaine et tous les jours de congé au logement de l’un ou de l’autre. Étant tous deux handicapés et occupant un emploi dans des villes différentes, ils n’avaient d’autre choix que d’habiter deux logements distincts. Ils partageaient les dépenses de nourriture, de loyer, de téléphone et d’électricité. L’appelante a donc eu droit à la rente de conjoint survivant.

[7] Dans un autre cas[7], où la Régie des rentes du Québec avait conclu à la présence de deux domiciles distincts, le TAQ a considéré que la notion moderne de cohabitation devait s’adapter à la réalité sociale d’aujourd’hui et recevoir une interprétation large et libérale conforme à la mobilité des gens et au mode de vie actuel des conjoints, qui peuvent avoir plusieurs résidences. Le fait de louer un logement à peu de frais ailleurs qu’au domicile familial n’empêchait pas l’existence d’une situation de vie maritale; le logement du cotisant ne servait que de lieu de rencontre entre amis et ce n’était pas un endroit où il résidait seul. Le TAQ a donc conclu qu’il n’était pas question de deux domiciles distincts dans cette affaire.

2. La jurisprudence depuis 2005

a) Tendance jurisprudentielle de la résidence unique et commune

[8] La première décision examinée date du 29 mars 2005. Dans cette affaire[8], la requérante avait commencé à faire vie commune avec le cotisant en 1989; ils ont eu quatre enfants ensemble. Ils ont cessé de vivre sous le même toit en août 1999 en raison de l’éthylisme et des problèmes psychiatriques importants du cotisant. Celui-ci est décédé en juin 2003. La requérante a soutenu que seule la maladie du cotisant justifiait l’absence de cohabitation et qu’elle aurait repris la vie commune s’il avait cessé de consommer. Le TAQ a indiqué qu’il devait décider si la vie maritale pouvait exister en l’absence de cohabitation découlant de la maladie. Il a mentionné que le cotisant n’avait jamais eu l’intention de reprendre la vie commune et que son comportement démontrait sa préférence de demeurer ailleurs afin de vivre seul sa maladie au lieu d’accabler sa famille de sa présence. Le TAQ a retenu l’aide apportée au cotisant par la requérante, mais il était d’avis que le secours mutuel n’était pas suffisant en l’absence de cohabitation sous le même toit dans l’année précédant le décès. Le TAQ s’en est donc strictement tenu au fait que la requérante et le cotisant avaient des résidences distinctes, et il a refusé de considérer la présence de circonstances particulières.

[9] En avril 2005, dans C.L. c. Société de l’assurance automobile du Québec[9], le TAQ adoptait la même approche. L’époux de la requérante a perdu la vie dans un accident d’automobile survenu en juin 2002. Ils étaient mariés depuis 20 ans et avaient eu 2 enfants. La requérante a indiqué qu’ils étaient séparés depuis le 1er février 2002 mais qu’aucune procédure de séparation ou de divorce n’avait été entreprise puisqu’elle et son époux avaient besoin d’un temps d’arrêt pour faire le point sur leur avenir. Le TAQ a conclu que la Loi sur l’assurance automobile exigeait la cohabitation entre les époux au moment du décès pour être reconnu comme conjoint. La personne séparée de fait peut prétendre au statut de personne à charge si elle a le droit de recevoir de la victime une pension alimentaire en vertu d’un jugement ou d’une convention. Or, ce n’était pas le cas de la requérante puisqu’elle ne recevait pas de pension alimentaire de son époux. Le TAQ exclut la durée de vie commune ou toute autre considération.

[10] Une autre décision, rendue en décembre 2005, montre un peu plus d’ouverture, mais le résultat demeure le même. Dans cette affaire[10], la requérante et le cotisant se présentaient comme conjoints depuis la fin des années 1960. Ils ont eu deux enfants. Ils ont commencé à vivre ensemble vers le 1er juin 2002 et se sont mariés une dizaine de jours plus tard; le cotisant est décédé le 22 août suivant. Comme le décès est survenu dans l’année suivant le mariage et qu’il était prévisible en raison de l’état de santé du cotisant, la requérante devait démontrer avoir vécu maritalement avec ce dernier pendant au moins un an avant le décès[11]. Le TAQ a indiqué qu’il peut arriver, dans de rares cas, que la cohabitation soit absente et qu’il y ait quand même vie maritale. Il a cité à cet effet l’article 82 C.C.Q.[12], qui prévoit que les époux peuvent avoir un domicile distinct sans que cela porte atteinte aux règles relatives à la vie commune. Il a également cité les commentaires du ministre de la Justice[13] sur le Code civil du Québec, selon lesquels l’établissement de deux domiciles n’est pas incompatible avec la vie commune. Le TAQ en a déduit qu’il peut arriver, pour des raisons impératives de santé ou des contraintes reliées à l’emploi telle l’obligation pour l’un des conjoints d’aller travailler en région éloignée , que des conjoints soient obligés d’avoir, du moins temporairement, deux domiciles. Néanmoins, selon le TAQ, la présence d’un projet et d’une volonté de vie commune est nécessaire pour conclure à une situation de vie maritale. Il a conclu que ce n’était pas le cas de la requérante et du cotisant puisqu’ils avaient très clairement exercé le libre choix de ne pas faire vie commune, le mode de vie séparée leur convenant mieux.

[11] Dans L.L. c. Régie des rentes du Québec[14], rendue en janvier 2006, la requérante et le cotisant avaient fait vie commune d’octobre 1997 à mars 2003 et un enfant était né de leur union. Le cotisant est décédé en juin 2004. La requérante a soutenu que la séparation était devenue nécessaire en raison de la violence conjugale que lui faisait subir le cotisant; elle craignait pour sa vie et celle de son enfant. Elle a refusé de reprendre la vie commune, malgré les demandes du cotisant, puisqu’il refusait de se faire traiter. La Cour supérieure a homologué une convention pour garde d’enfant et fixation d’une pension alimentaire. Le TAQ, encore une fois, a reconnu qu’une interruption de la vie commune et la non-cohabitation pour des motifs précis tels le travail ou l’hospitalisation ne signifiait pas pour autant la fin de la vie maritale. Cependant, selon le TAQ, la situation vécue par la requérante ne répondait pas à ces critères. Il était d’avis que la séparation en cause ne relevait pas d’un événement extérieur circonscrit dans le temps et ne modifiait en rien la volonté de vie maritale des parties. La requérante a été contrainte de quitter le cotisant pour des raisons de sécurité, mais l’absence a perduré et il n’y a jamais eu reprise de vie commune de mars 2003 à juin 2004. La séparation a même été officialisée au terme d’une convention homologuée par jugement et décidant de la garde, des droits de visite et de la pension alimentaire. Le refus du cotisant d’amorcer une démarche thérapeutique a transformé une situation temporaire en rupture définitive.

b) Tendance jurisprudentielle permettant plus d’une résidence

[12] À l’opposé, d’autres décisions ont adopté une attitude plus libérale. Ainsi, dans L.W. c. Régie des rentes du Québec[15], la requérante et le cotisant avaient vécu ensemble de décembre 1989 à mars 2003. Le cotisant est décédé le 6 octobre suivant. La requérante a soutenu qu’elle avait dû cesser la cohabitation et vendre la maison parce que le cotisant était un joueur compulsif et qu’il avait fraudé son employeur. Elle a fait valoir qu’il ne s’agissait pas d’une séparation puisqu’elle et le cotisant devaient reprendre la vie commune. Le TAQ a retenu qu’il n’y avait jamais eu rupture de la vie maritale, mais seulement une interruption temporaire de la cohabitation provoquée par un état de crise. La requérante a dû vendre la maison pour éviter que sa valeur soit dilapidée par le cotisant ou qu’elle soit saisie par les créanciers, et elle a interrompu temporairement la cohabitation afin d’inciter le cotisant à suivre une thérapie pour joueurs compulsifs. Pendant cette interruption, la vie maritale s’est poursuivie : le couple a continué de s’aimer et de s’entraider. Le TAQ a conclu qu’ils pouvaient avoir un domicile distinct à compter de la séparation jusqu’au décès sans qu’il soit porté atteinte aux règles relatives à la vie maritale.

[13] Dans une autre affaire[16], le TAQ a aussi conclu qu’il y avait vie maritale entre deux personnes ayant chacune son propre domicile. Le conjoint de la requérante a perdu la vie en juillet 2002 dans un accident d’automobile; ils s’étaient connus en 1997 et n’avaient pas d’enfants. La Société de l’assurance automobile du Québec a refusé de verser une indemnité de décès au motif que les adresses de la requérante et de son conjoint étaient différentes. Le TAQ a indiqué que, compte tenu de l’évolution des mœurs, la notion de cohabitation devait être considérée avec une grande souplesse. C’est par choix que la victime et la requérante ne vivaient pas continuellement ensemble et qu’elles avaient gardé leur résidence respective. La requérante ne voulait pas se départir de sa maison puisque son fils y vivait et qu’il s’agissait du patrimoine familial, à savoir une maison non grevée de quelque dette hypothécaire que ce soit. Cette maison, plus grande que l’appartement de la victime, servait aussi à recevoir des membres de la famille et des amis du couple. Avant l’été 1999, la victime n’avait jamais aménagé son appartement pour permettre à la requérante de mieux s’y installer; son logement, plutôt exigu, était encombré de nombreux objets. Le TAQ a souligné que ce choix ne signifiait pas une absence de cohabitation. De plus, la requérante a commencé à coucher à l’appartement de la victime de façon régulière à compter de l’été 1999. Le matin, la requérante se rendait à sa résidence afin d’y prendre sa douche et de se vêtir pour le travail. Elle laissait également quelques effets chez la victime. Compte tenu de la présidence assidue de la requérante au domicile de celle-ci, le TAQ a conclu à la cohabitation.

[14] Enfin, en novembre 2005, le TAQ a encore une fois conclu à la cohabitation, et ce, même si le couple n’a pas vécu sous le même toit pendant les trois années précédant le décès[17]. Dans cette affaire, la requérante avait commencé à cohabiter avec le cotisant en janvier 2001, et celui-ci est décédé en septembre 2003. Le TAQ a considéré qu’il y avait eu vie maritale à compter d’août 2000. Il existait alors un projet commun, à savoir le réaménagement de la résidence de la requérante puisque le cotisant allait y demeurer. Ils planifiaient aussi l’avenir puisque le cotisant avait entrepris des démarches afin d’obtenir la garde légale de ses enfants. Le TAQ a retenu qu’il y avait un projet de tout partager pour l’avenir et a reconnu le droit de la requérante à la rente.

Conclusion

[15] De ce qui précède, il faut retenir que, comme plusieurs des décisions le mentionnent, chaque cas est un cas d’espèce qui varie selon le genre de vie, les liens affectifs, les intentions et les activités des conjoints. Le problème est que, dans certains cas, des faits très semblables donnent lieu à des décisions diamétralement opposées. Par exemple, une séparation causée par la toxicomanie du conjoint, suivie d’une période où la conjointe l’aide, le soutient et l’encourage, aboutit à une rupture de la vie mariale dans un cas[18] et au maintien de celle-ci dans un autre[19]. De même, le TAQ conclut que le choix d’un couple de ne pas faire vie commune empêche de reconnaître la présence d’une vie maritale[20], mais il considère qu’il y a eu vie maritale pour les membres d’un autre couple qui a choisi de ne pas vivre ensemble et de garder leur résidence respective[21]. Le choix est le même, mais non le résultat. Enfin, dans d’autres décisions, le TAQ fait référence à l’article 82 C.C.Q. et aux réalités sociales d’aujourd’hui, alors que cette notion est complètement occultée dans d’autres cas pour s’en tenir au strict critère de cohabitation sous un même toit pendant une période donnée.

[16] Il ne nous appartient pas de porter un jugement sur cet apparent manque de constance. Il ne s’agit évidemment pas d’un cas unique : la jurisprudence, dans quelque domaine que ce soit, est faite de courants majoritaires et minoritaires. Cependant, compte tenu du libellé de l’article 82 C.C.Q., qui permet aux époux et aux conjoints unis civilement d’avoir un domicile distinct sans que cela porte atteinte aux règles relatives à la vie commune, et compte tenu de la réalité sociale d’aujourd’hui ainsi que du fait que, traditionnellement, les lois à caractère social doivent recevoir une interprétation large et libérale, il nous semble que la jurisprudence devrait tendre à s’éloigner de plus en plus de la stricte observation d’une période de cohabitation sous le même toit pendant une période donnée.

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