[1] La décision rendue le 26 août dernier dans Robinson c. Films Cinar inc1. a été hautement médiatisée. Ses conclusions, certaines critiques adressées aux défendeurs ainsi que le montant des dommages-intérêts accordés à Claude Robinson et à son entreprise, Productions Nilem inc., ont été grandement publicisés. Ce jugement de 240 pages se fonde sur 82 jours d’audience, 40 témoignages, 20 765 pages de documents, 4 expertises, 23 interrogatoires au préalable, 53 heures de visionnement et une commission rogatoire tenue en France. On s’en doute, plusieurs éléments du jugement méritent d’être soulignés. Le présent article ne vise pas à le résumer mais à en dégager certains fondements factuels, légaux et jurisprudentiels ainsi qu'à rendre compte de son approche, de son analyse de la crédibilité des témoins et des expertises ainsi que des similitudes entre les œuvres en litige. Avant tout, cependant, il y a lieu de signaler la rigueur avec laquelle M. le juge Claude Auclair a procédé à son analyse et la clarté avec laquelle il a rédigé sa décision.
La chronologie des faits
[2] Les faits rapportés s’échelonnent sur 20 ans : de l’été 1982, soit au moment de la création des premiers croquis des personnages de la série Curiosité par Robinson et qui ont été remis à Weinberg, Charest et Cinar à titre de consultants de Robinson et de ses sociétés, jusqu’à mars 2002, soit à la signature d’une entente entre la Commission des valeurs mobilières du Québec et les administrateurs de Cinar, à savoir Charest et Weinberg. Une énumération exhaustive des faits a été plus qu’utile puisqu'elle s'est révélée déterminante dans les conclusions du juge, notamment celles voulant que Weinberg et Charest aient eu accès à l’œuvre de Robinson, ainsi que dans l'appréciation de la crédibilité des défendeurs.
Principes de droit
[3] Les principes retenus par le juge Auclair sur la titularité du droit d’auteur et sur les conditions d’une cession de droits, quant aux effets d’une convention d’actionnaires et son interprétation en fonction de l’intention des parties, lui ont permis de rejeter les moyens d’irrecevabilité présentés par les défendeurs : absence d’intérêt des demandeurs pour exercer leur recours et cession du droit d’auteur à des entreprises dissoutes sans rétrocession. Le juge a qualifié une convention d’actionnaires de contrat à exécution successive, faisant en sorte qu’à la dissolution des entreprises les parties ont été remises dans leur situation initiale et que les droits d’auteur cédés appartenaient toujours aux cessionnaires, sans qu’une rétrocession soit nécessaire.
[4] Pour arriver à déterminer que Curiosité était une œuvre originale, le juge s’est fondé sur l’approche globale préconisée par les tribunaux, notamment par la Cour d’appel dans Production Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau 2. Ainsi, il a considéré les scénarios, les synopsis, les thèmes, la chanson et les dessins comme un tout et a refusé de les analyser séparément, contrairement à ce que réclamaient les défendeurs. Il a également refusé de conclure qu’il s’agissait de simples idées. Il a plutôt établi qu’il s’agissait d’œuvres au sens de la Loi sur le droit d’auteur3, soit une œuvre dramatique par les scénarios, une œuvre artistique par les dessins et une œuvre musicale par l'indicatif musical. Enfin, il a estimé que Robinson avait exercé son talent et son jugement pour créer celles-ci.
Crédibilité des témoins
[5] L’appréciation de la crédibilité des témoins a eu des répercussions importantes sur l’issue du jugement, plus particulièrement sur la non-crédibilité de Weinberg et Charest ainsi que sur celle d'Izard, concepteur de la série Sucroë, qui, selon Robinson, était une copie de son œuvre, laquelle était largement inspirée de sa vie. Ce motif lui a permis d’écarter leur prétention selon laquelle, n’ayant pas eu accès à l’œuvre de Robinson, ils ne pouvaient l’avoir plagiée. Le juge n’a absolument pas cru les défendeurs, et certains extraits du jugement sont particulièrement éloquents :
— «Où est l’honneur du défendeur Izard [...]?» (paragr. 351);
— «sa théorie de la falsification de son écriture est quasi impossible, voire même loufoque» (paragr. 343);
— «la cupidité lui a rendu un bien mauvais service» (paragr. 362);
— «explications tordues» (paragr. 366);
— «absence de gêne ou de réserve» (paragr. 367);
— «il a le culot de venir déclarer sous serment» (paragr. 358);
— «le Tribunal croit que la pièce D-263D n’est déposée que pour l’induire en erreur» (paragr. 359);
— «les défendeurs ont tenté de distraire le Tribunal» (paragr. 749);
— etc.
Expertises
[6] Le juge Auclair n’a pas retenu les résultats de l’analyse d’un expert mandaté par la Gendarmerie royale du Canada qui a nécessité plus de 600 heures au motif que celle-ci n’était pas fiable. Cet expert a préparé un condensé des quatre volumes originaux de Curiosité et l’a comparé à une reconstitution de Sucroë. Comme cette méthodologie ne s’appuyait pas sur la première génération des œuvres, le juge a indiqué qu’elle orientait et invalidait les résultats. Il a aussi rejeté l’expertise déposée par les défendeurs au motif d’absence de méthodologie ainsi que de rigueur et en raison d’une partialité évidente. Par ailleurs, il a retenu l’expertise déposée par les demandeurs, dont la méthodologie et la rigueur n’ont pu être entachées, qui comportait des conclusions percutantes, notamment sur les nombreuses utilisations d’éléments de la série Curiosité dans la série Sucroë.
La comparaison des oeuvres
[7] Cette comparaison s’étend sur 46 pages. Les similitudes substantielles constatées portent sur les personnages principaux, sur leurs personnalités respectives et sur certains dessins, mais non sur l’histoire. Le juge a conclu que les personnages fictifs de Curiosité étaient intégrés dans une œuvre littéraire protégée par la loi et que les expressions, manies, apparences, noms et caractéristiques psychologiques des personnages de Curiosité étaient repris dans Sucroë. Il a reconnu une similitude graphique et de caractère du personnage principal (boudeur, enfantin, changeant, maladroit, naïf, polyvalent, désordonné, curieux, n’appréciant pas l’humour des autres, tendre, colérique, impatient et généreux) ainsi que des personnages secondaires. Il a constaté des ressemblances entre les lieux de même qu'entre plusieurs éléments scénaristiques et a noté que les différences entre les œuvres invoquées par les défendeurs correspondaient aux changements que Charest et Weinberg avaient suggérés à Robinson en 1987 dans le cours de leur mandat de consultants. Le juge n’a pas hésité à conclure à l’existence de contrefaçon et à l’absence de création graphique ou littéraire indépendante dans Sucroë. Selon lui, Izard n’a pas démontré avoir créé la série Sucroë à partir de ses propres textes ou dessins.
La responsabilité
[8] Le juge Auclair a retenu la responsabilité de Cinar ainsi que celle de Charest et de Weinberg, malgré le paravent institutionnel de Cinar, car ils ont agi en toute connaissance de cause. À l’expiration de leur contrat de consultants en vente et marketing conclu avec Pathonic, associée à Nilem, ils devaient remettre les documents que Robinson leur avait fournis et ne pouvaient les utiliser à des fins personnelles, même sept ans plus tard. Ils ont manqué à leur obligation de loyauté, ont triché et ont agi de mauvaise foi. Ils ont appliqué à Sucroë les recommandations qu’ils avaient faites à Robinson, ont nié qu'ils connaissaient ce dernier et ont minimisé leur connaissance de son œuvre, ayant toujours refusé d'admettre qu'ils avaient eu accès à celle-ci. La responsabilité d’Izard a été retenue à titre de complice de la violation du droit d’auteur et sa responsabilité a entraîné celle de son employeur, France Animation, celle de son président, Davin, ainsi que celle du coproducteur, Ravensburger Film.
Les dommages-intérêts
[9] Le juge a conclu à une atteinte aux droits moraux de Robinson en vertu de la loi puisqu’une atteinte psychologique avait été démontrée et que le plagiat avait eu des conséquences sur sa capacité fonctionnelle et ses activités intellectuelles et sociales. De nature créative et passionnée, il est devenu dépressif et a perdu confiance en lui. En appliquant la «théorie du crâne fragile», le juge a considéré que les défendeurs devaient subir les conséquences du plagiat sur Robinson et qu’ils étaient responsables de son préjudice. S’appuyant sur les arrêts Fillion c. Chiasson4 , où la Cour d’appel avait alloué une somme de 100 000 $ à titre de dommages moraux, Hill c. Église de scientologie de Toronto 5, où la Cour suprême avait accordé 300 000 $ pour atteinte à la réputation, Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc6, où la Cour d’appel avait attribué 300 000 $ à titre de dommages moraux, le juge a accordé une indemnité de 400 000 $ à Robinson. Il a ainsi actualisé la somme de 300 000 $ accordée par la Cour suprême du fait que 14 ans s’étaient écoulés et que Robinson avait vécu un sentiment de viol, sa relation avec le personnage de Curiosité étant très personnelle puisqu'il s'était inspiré de sa propre personne, de sa personnalité, de ses attributs physiques ainsi que de sa vie, de sa famille et de ses proches. Une somme de 607 000 $, soit l’équivalent de ce que les prétendus créateurs de Sucroë avaient reçu à titre de salaires, ainsi qu’une indemnité de 1 716 804 $ pour perte de profits ont également été accordées aux demandeurs.
[10] La condamnation solidaire de Cinar, Weinberg — tant personnellement qu’à titre de liquidateur de la succession de feu Charest —, France Animation, Izard et Davin à payer des dommages exemplaires de un million de dollars a déjà fait couler beaucoup d’encre. Pour justifier une telle indemnité, le juge Auclair a indiqué que les circonstances étaient exceptionnelles : les défendeurs avaient eu une conduite immorale et illégale, avaient fraudé les autorités pour s’approprier des redevances injustifiées, avaient signé avec des partenaires des documents pour légitimer leurs actions de même qu'inventé un prête-nom et agi de façon déloyale envers Robinson en niant le connaître alors qu’ils avaient été payés pour faire le démarchage de son œuvre. Le juge a également considéré le fait que les défendeurs avaient voulu tromper le tribunal, qu'ils avaient menti et fait de fausses déclarations et que leurs tentatives pour dissimuler leurs actes lors du procès étaient outrageantes, préméditées et délibérées. Il a indiqué vouloir envoyer un message clair aux producteurs et leur signifier que la fraude, la contrefaçon, la copie de même que les mensonges à la Cour n’étaient pas tolérés et que les créateurs étaient protégés, même s’ils étaient souvent démunis financièrement et n’avaient pas les moyens nécessaires pour faire face à une telle guérilla judiciaire. Il a présenté le refus de Cinar de divulguer ses revenus comme permettant de croire qu’ils étaient bien supérieurs à ceux invoqués par Robinson. Pour fixer le montant des dommages exemplaires, il s’est fondé sur l'affaire Whiten c. Pilot Insurance Co.7, dans laquelle la Cour suprême avait accordé un million de dollars à titre de dommages exemplaires afin de dissuader des entreprises ayant des comportements socialement inacceptables.
[11] Le juge a condamné solidairement Cinar, Weinberg — personnellement et à titre de liquidateur de la succession de Charest —, Davin, France Animation, Izard, Ravensburger Film et RTV Family Entertainment, a.g. au remboursement d’honoraires extrajudiciaires de 1,5 million de dollars, précisant qu’il ne s’agissait pas d’un cas d’application stricte de l’arrêt Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée8 — soit un cas d’abus de procédure —, mais plutôt d’une indemnité fondée sur l’article 34 (2) de la Loi sur le droit d'auteur. Il s’est appuyé sur les éléments suivants : les défendeurs ont choisi de produire 3 défenses séparées; ils n'ont pas déposé l’interrogatoire hors cour du demandeur; ils se sont opposés à 311 reprises au cours d’interrogatoires au préalable; ils ont présenté des requêtes en cassation de subpoena; ils ont tenté à 3 reprises de scinder l’instance; ils ont demandé en plaidoirie finale à faire entendre un témoin comptable; et ils ont contesté tous les aspects de l’instance et ont persisté à le faire jusqu’à la fin dans le but d’épuiser moralement et financièrement Robinson dans un rapport de force financièrement inégal. Il a également condamné solidairement Cinar, Weinberg — tant personnellement qu’en qualité de liquidateur de la succession de Charest —, Davin, France Animation et Izard à payer la totalité des frais d’expertise.
Appel
[12] Une inscription en appel a été déposée par France Animation, Izard et Ravensburger Film, qui jugent erronées les conclusions du juge Auclair portant sur le rejet du rapport de leur expert, son approche globale incluant tous les projets de scénarios, synopsis et dessins de Robinson et la condamnation solidaire au paiement de dommages moraux et exemplaires. Ils reprochent également au juge d’avoir manqué à son devoir de retenue dans ses commentaires. Cinar, Weinberg et Davin ont également interjeté appel du jugement (dossier no 500-09-020014-098).
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