[1] En octobre 2010, la Cour d’appel[1], dans un jugement de plus de 30 pages, a clarifié une problématique fréquemment discutée tant par la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse, que la Cour supérieure portant sur l’interprétation de l’article 91.1 de la Loi sur la protection de la jeunesse[2], adopté en juillet 2007 et qui se lit comme suit :

91.1 Lorsque le tribunal ordonne une mesure d'hébergement visée au paragraphe j du premier alinéa de l'article 91, la durée totale de cet hébergement ne peut excéder, selon l'âge de l'enfant au moment où est rendue l'ordonnance:

  1. 12 mois si l’enfant a moins de deux ans;
  2. 18 mois si l’enfant est âgé de deux à cinq ans;
  3. 24 mois si l’enfant est âgé de six ans et plus.

[Durée d’autres mesures.] Le tribunal doit, lorsqu'il détermine la durée de l'hébergement, tenir compte, s'il s'agit de la même situation, de la durée d'une mesure d'hébergement contenue dans une entente sur les mesures volontaires visées au paragraphe j du premier alinéa de l'article 54 ainsi que de la durée d'une mesure d'hébergement antérieure qu'il a lui-même ordonnée en vertu du premier alinéa. Il peut également prendre en considération toute période antérieure où l'enfant a été confié ou hébergé en vertu de la présente loi.

[Continuité des soins.] À l'expiration des délais prévus au premier alinéa, lorsque la sécurité ou le développement de l'enfant est toujours compromis, le tribunal doit rendre une ordonnance qui tend à assurer la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie de cet enfant, appropriées à ses besoins et à son âge, de façon permanente.

[Retour imminent dans le milieu familial.] Toutefois, le tribunal peut passer outre aux délais prévus au premier alinéa si le retour de l'enfant dans son milieu familial est envisagé à court terme, si l'intérêt de l'enfant l'exige ou encore pour des motifs sérieux, notamment dans le cas où les services prévus n'auraient pas été rendus.

[Continuité des soins.] À tout moment, à l'intérieur d'un des délais prévus au premier alinéa, lorsque la sécurité ou le développement de l'enfant est toujours compromis, le tribunal peut rendre une ordonnance qui tend à assurer la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie de cet enfant, appropriées à ses besoins et à son âge, de façon permanente.

[2] Le premier alinéa de l’article 91.1 de la loi prévoit donc que, lorsque le tribunal ordonne une mesure d’hébergement, la durée totale de celle-ci n’excède pas un certain délai établi en fonction de l’âge de l’enfant.

[3] Le deuxième alinéa exige que le tribunal tienne alors compte des mesures d’hébergement antérieures.

[4] Le troisième alinéa exige que, à l’expiration des durées maximales prévues, le tribunal rende une ordonnance qui tende à assurer la continuité des soins et la stabilité des liens ainsi que des conditions de vie appropriées aux besoins de l’enfant, et ce, d’une façon permanente.

[5] Le quatrième alinéa prévoit la possibilité de passer outre aux durées prévues lorsque le retour de l’enfant dans son milieu familial est envisagé à court terme ou lorsque son intérêt ou encore des motifs sérieux l’exigent.

[6] Finalement, le cinquième alinéa permet au tribunal de rendre, à tout moment à l’intérieur des durées prévues, une ordonnance visant à assurer la continuité des soins et la stabilité des conditions de vie.

Question en litige

[7] C’est l’interprétation de l’alinéa 3 de l’article 91.1 qui a soulevé un questionnement relativement au rôle dévolu au tribunal à l’approche des durées prescrites. Les tribunaux se sont demandés si le juge devait appliquer automatiquement une mesure permanente (position défendue par le directeur de la protection de la jeunesse (DPJ)) ou s’il possédait un pouvoir discrétionnaire lui permettant d’ordonner des mesures à portée provisoire.

[8] La Cour d’appel a rapporté plus d’une cinquantaine de jugements de principe s’étant prononcés sur cette question. Elle a constaté qu’au départ il existait un certain flottement au sujet du rôle du juge et que certaines décisions avaient conclu à l’absence de pouvoir discrétionnaire. Elle a noté que, par la suite, cette école de pensée avait fait place à un large consensus attribuant au juge un pouvoir discrétionnaire. Par la voix des juges Thibault et Gagnon, la Cour d’appel a consolidé et encadré la position adoptée par cette école de pensée[3].

Jugements de la Cour du Québec et de la Cour supérieure

[9] En décembre 2008, le DPJ a présenté des requêtes visant à prolonger des ordonnances ayant confié les enfants X et Y, nées respectivement en 2007 et 2008, à des familles d’accueil jusqu’à leur majorité. La juge de la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse[4], a refusé d’ordonner le placement des enfants jusqu’à leur majorité et a plutôt ordonné un hébergement pour une période de huit mois. Elle a conclu que la preuve ne permettait pas de déterminer les perspectives de retour des enfants dans leur milieu familial et si les milieux d’accueil pouvaient répondre à leurs besoins.

[10] La Cour supérieure[5] a rejeté l’appel du DPJ et a conclu que l’ordonnance de huit mois était conforme à la loi. Elle a indiqué que l’impossibilité d’un retour de l’enfant dans son milieu familial et la reconnaissance d’un placement de nature permanente ne suffisaient pas à justifier une ordonnance jusqu’à sa majorité, que le tribunal devait être convaincu que la permanence était dans son intérêt et que la famille d’accueil pouvait répondre adéquatement à ses besoins.

[11] Devant la Cour d’appel[6], le DPJ a notamment soutenu que l’article 91.1 écartait le droit antérieur et obligeait le tribunal, à l’expiration des délais prévus au premier alinéa, à rendre automatiquement une ordonnance assurant la permanence des soins ainsi que la stabilité des liens et des conditions de vie appropriées pour l’enfant. Il a aussi allégué l’inapplicabilité des exceptions prévues au quatrième alinéa de l’article 91.1.

Jugement de la Cour d’appel

[12] La Cour d’appel a rejeté les prétentions du DPJ. La juge Thibault a conclu que l’application d’une mesure d’hébergement jusqu’à la majorité du seul fait de l’expiration des délais prévus à l’article 91.1, sans examen de la situation particulière de l'enfant X et sans vérification du projet de vie proposé, était contraire à la lettre de la loi et à l'esprit de la réforme. Elle a toutefois considéré que la situation de l’enfant Y ne posait pas problème puisque le délai de 12 mois prévu à l’article 91.1 n’était pas encore expiré.

[13] Le juge Gagnon, appuyé dans ses motifs par le juge Pelletier, a rappelé l’intention du législateur que l'on constate dans les débats parlementaires de favoriser la continuité des conditions de vie et la stabilité des liens des enfants et d'assurer à ces derniers le droit à un projet de vie permanent, lequel devait être déterminé et ordonné par le tribunal.

[14] Il a aussi interprété l’article 91.1 en fonction des principes énoncés dans la Loi d’interprétation[7],soit l’économie générale de la loi en cause et l’intention du législateur. Il a rappelé le critère déterminant de l’intérêt de l’enfant, énoncé à l’article 3 de la Loi sur la protection de la jeunesse.

[15] Le juge Gagnon a analysé distinctement les différentes situations prévues à l’article 91.1. Constatant l’absence d’ambiguïté au premier alinéa de l’article, il a conclu que rien n'interdisait au tribunal de rendre des ordonnances d'hébergement successives pour une durée dont le total serait moindre que le délai maximal prévu. Il a rappelé que le tribunal devait alors tenir alors compte de toutes les ordonnances d’hébergement antérieures. Il a conclu qu’en principe le tribunal ne pouvait rendre une ordonnance d’hébergement à portée provisoire une fois le délai maximal atteint.

[16] Interprétant le troisième alinéa, le juge a constaté l’absence de référence à toute forme d’automatisme qui obligerait le tribunal à rendre une mesure permanente à l’approche du délai. Il a rejeté la prétention du DPJ voulant que le tribunal puisse simplement sanctionner l’écoulement du temps. Il a écarté l’interprétation reliant les termes «tend à» au terme «ordonnance» entraînant la perte du pouvoir discrétionnaire. Il a conclu que l’ensemble des dispositions de la loi attribuait au tribunal un pouvoir d’intervention sans prévoir que sa compétence s’épuise par le simple écoulement du temps, ce qui le priverait de sa capacité d’apprécier la situation d’un enfant en fonction de son intérêt.

[17] Rappelant l’objectif du législateur de mettre en place des mesures à long terme afin d’assurer les objectifs de stabilité et de continuité, le juge Gagnon a retenu que, tant que la mesure ordonnée demeurait appropriée à la situation de l’enfant, elle pouvait prétendre à un caractère permanent.

[18] Il a imposé au DPJ le fardeau de prouver que le retour de l’enfant dans son milieu familial ou auprès d’une personne significative ne pouvait être envisagé et que le projet de vie recherché tendait à lui assurer la continuité des soins et la stabilité de conditions de vie appropriées.

[19] Devant l’absence de définition dans la loi d’un «projet de vie», le juge en a fixé les paramètres et l’a décrit comme étant un projet permettant à l’enfant de grandir dans un milieu sécuritaire et stable.

[20] Il a indiqué que le respect des délais prévus à l’article 91.1 était tributaire du poids de la preuve présentée par le DPJ. Si celui-ci réussit à démontrer un projet de vie durable, le tribunal doit s’en tenir au principe voulant que son ordonnance tende à assurer à l’enfant la stabilité et la continuité. S’il ne peut le faire, le quatrième alinéa de l’article 91.1 autorise alors le tribunal à passer outre aux délais prévus et il peut ordonner des mesures temporaires afin de permettre au DPJ de mettre en œuvre un projet de vie conforme aux objectifs de la loi.

[21] Finalement, le juge Gagnon a conclu que le cinquième alinéa de l'article envisageait une situation exceptionnelle, soit celle permettant la présentation d’un projet de vie durable, à tout moment après la mise en place d’une ou de plusieurs mesures d’hébergement provisoire, sans que leur cumul excède la durée maximale du délai prescrit.

Application aux faits de l’espèce

[22] La Cour d’appel a conclu que la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse, pouvait, après avoir constaté l’absence de preuve d’un projet de vie durable pour X, ordonner son hébergement en famille d’accueil pour une durée de huit mois. Quant à Y, sa sécurité et son développement venant d’être déclarés compromis, elle pouvait ordonner un premier hébergement en famille d’accueil pour une durée de huit mois, sans avoir à se prononcer sur une ordonnance ayant un caractère permanent.

Conclusion

[23] Même si la Cour d’appel a conclu à l’absence de preuve d’une erreur justifiant son intervention, elle a jugé nécessaire et approprié de se prononcer expressément sur l’interprétation et la portée de l’article 91.1 de la loi et de clarifier le rôle du tribunal de première instance. Les motifs fondant son jugement se distinguent de certains motifs énoncés par la Cour supérieure et par la Cour du Québec. Le fait de trouver, relativement à une même décision, une telle diversité de points de vue démontre bien à quel point la clarification de la Cour d’appel était attendue et nécessaire dans le but de mettre fin à la confusion existant quant au rôle du tribunal. D’ailleurs, on peut d’ores et déjà constater que l’interprétation qu’elle a retenue a été appliquée dans de récentes décisions. Dans Protection de la jeunesse – 102041[8], la Cour supérieure a rappelé l’importance de se conformer à ces nouvelles dispositions de la loi; dans Protection de la jeunesse – 102882[9], elle a rappelé le devoir de la Cour de se renseigner sur les détails du projet de vie proposé; et, dansProtection de la jeunesse – 102367[10], la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse, a souligné que, si le projet de vie proposé satisfaisait aux conditions requises, le tribunal devait rendre une ordonnance permanente mais que, s’il ne remplissait pas ces conditions, il pouvait passer outre aux délais et ordonner des mesures provisoires afin de permettre de le parfaire.

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