p>[1] Les articles 3 et 35 du Code civil du Québec (C.C.Q.) et 4 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] protègent le droit de toute personne au respect de sa réputation[2]. Or, le recours en diffamation s’inscrit dans le cadre général de la responsabilité civile et implique la preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité (art.  1457 C.C.Q.)[3]. L’arrêt de principe sur le sujet est sans contredit Prud’homme c. Prud’homme[4], dans lequel la Cour suprême du Canada nous enseigne les principes applicables en la matière. Ainsi, il a été déterminé que la nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. Il faut donc se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime. Des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent. En matière de diffamation, l’appréciation de la faute requiert une analyse contextuelle des faits et des circonstances en jeu en prenant en considération les deux valeurs fondamentales que sont la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de la réputation[5].

[2]   À l’ère où Internet occupe une place omniprésente dans nos vies, les tribunaux ont rendu au cours des dernières années plusieurs décisions dans lesquelles des propos diffamatoires avaient été tenus sur les médias sociaux. En voici un aperçu.

Les hyperliens

[3]   Dans Crookes c. Newton[6], l’intimé exploitait un site Internet dans lequel figurait un article comprenant des hyperliens qui menaient à d’autres sites où se trouvaient des renseignements au sujet de l’appelante. Celle-ci était d’avis que les hyperliens renvoyaient à des propos diffamatoires à son endroit. Or, la Cour suprême du Canada a estimé que tant les hyperliens que les renvois signalaient l’existence d’une information sans toutefois en communiquer eux-mêmes le contenu. L’hyperlien ne peut donc pas être assimilé en lui-même à la «diffusion» du contenu auquel il renvoie. Lorsqu’une personne se rend, par l’entremise d’un hyperlien, à une source secondaire qui contient des mots diffamatoires, c’est la personne même qui crée ou affiche les mots diffamatoires dans le contenu secondaire qui se trouve à diffuser les diffamations. Ainsi, le seul fait d’incorporer un hyperlien dans un article ne confère pas à l’auteur de celui-ci un quelconque contrôle sur l’article secondaire auquel il mène. En l’espèce, rien dans la page Web de l’intimé n’était présenté comme étant diffamatoire.

Personnage public

[4]   L’affaire Blanc c. Éditions Bang Bang inc.[7] met aux prises la demanderesse, une femme d’affaires, chroniqueuse et auteure, spécialisée dans le marketing Web et les médias sociaux, et le défendeur Jodoin, chroniqueur pour la défenderesse, une maison d’édition exploitant un magazine Web. Jodoin a publié une chronique intitulée «L’abominable homme des cons», ornée d’un photomontage tiré d’une toile appelée «Le Sacrifice d’Isaac», où le visage d’Abraham était remplacé par celui de la demanderesse. La Cour supérieure a conclu que la photographie de cette dernière faisait partie du domaine public; elle était intrinsèquement liée à son blogue et il y avait eu consentement tacite de sa part à l’utilisation de celle-ci. En outre, le juge a estimé que la chronique constituait un exercice de la libre expression dans le contexte d’un débat qu’avait nourri la demanderesse et auquel elle avait participé.

[5]   Dans Ward c. Labelle[8], le demandeur, un ancien conseiller municipal, avait créé un forum de discussion sur Internet dans lequel il dénonçait l’administration de la Ville de Montréal. Considérant que ce dernier avait tenu des propos diffamatoires à son endroit, un conseiller municipal lui a réclamé 100 000 $ en dommages-intérêts. La juge Fournier a conclu que le débat public nécessitait que des questions directes et difficiles soient posées aux élus. Les politiciens doivent s’attendre à répondre de leur utilisation des fonds publics ainsi que de leur administration. Toutefois, en l’espèce, certaines déclarations tendaient à déconsidérer la réputation du demandeur et à exposer ce dernier au mépris de ses concitoyens. Elles s’attaquaient à son honnêteté, sous-entendant qu’il procédait à des détournements, à de la fraude et à de l’abus tout en l’associant au milieu criminel et à des gens ayant des démêlés avec la justice en raison d’agissements indéfendables. De telles insinuations excédaient la tolérance normale à laquelle une personne raisonnable peut s’attendre dans le contexte d’un débat public. Étant donné que les propos tenus par le défendeur n’étaient pas tous diffamatoires, le demandeur a eu droit à des indemnités de 5 000 $ à titre de dommages moraux et de 5 000 $ à titre de dommages exemplaires.

Blogue – Forum de discussion

[6]   En 2010, dans Corriveau c. Canoe inc.[9], la Cour supérieure a condamné l’exploitant d’un portail Internet à payer 107 000 $ en dommages-intérêts pour ne pas avoir surveillé les commentaires laissés sur un blogue et ne pas en avoir retiré des propos diffamants à l’endroit de la demanderesse, une avocate. Dans cette affaire, le journaliste défendeur, utilisant un blogue de la défenderesse, Canoë inc., avait lancé une discussion concernant la critique formulée par un juge concernant la façon dont l’avocate avait mené le contre-interrogatoire d’une enfant. Certains internautes y avaient tenu des propos malveillants constitués d’injures et de menaces. En janvier dernier, la Cour d’appel[10] a confirmé la décision de la Cour supérieure. La juge de première instance n’avait pas commis d’erreur en accordant 10 000 $ à la demanderesse à titre de dommages exemplaires puisque Canoë ne pouvait ignorer que certains individus allaient tenir des propos de nature injurieuse ou diffamatoire à l’endroit de l’avocate sur le blogue du journaliste avec qui elle avait conclu un contrat de services. Au surplus, la négligence grossière de Canoë de vérifier et de supprimer les messages à teneur diffamatoire sur son site Internet démontrait son insouciance quant aux effets de tels propos sur la réputation de l’intimée et constituait une atteinte illicite et intentionnelle au sens de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne.

[7]   Dans Vaillancourt c. Lagacé[11], les défendeurs, qui s’étaient acharnés à détruire malicieusement la réputation de la demanderesse sur le plan personnel et commercial en multipliant les agressions dans le forum Internet d’un club ornithologique, ont été condamnés à lui verser 35 000 $ en dommages-intérêts et 25 000 $ en dommages exemplaires.

Procédure

[8]   Dans Prud’homme c. Rawdon (Municipalité de)[12], des participants à un forum de discussion sur Internet avaient tenu des propos diffamatoires et injurieux à l’égard de dirigeants municipaux et de la municipalité. La Cour d’appel a alors décidé qu’une injonction interlocutoire ordonnant la fermeture complète du site Internet pour cause de diffamation n’était pas fondée. Elle a conclu que le test traditionnel pour justifier la délivrance d’une injonction interlocutoire n’est pas approprié dans les cas de diffamation du fait que la prépondérance des inconvénients et le caractère irréparable du préjudice peuvent difficilement favoriser l’auteur des propos prétendument diffamatoires. Si la Cour supérieure possède la compétence pour prononcer une injonction interlocutoire afin d’interdire des propos diffamatoires, celle-ci doit toutefois être exercée avec prudence et une telle solution ne devrait être réservée qu’aux situations les plus manifestes – et plutôt rares – où le caractère diffamant ou injurieux des propos est évident et ne peut être justifié d’aucune façon. En outre, l’ordonnance doit viser des propos précis.

[9]   Cette revue de la jurisprudence a notamment démontré que les gens utilisent davantage Internet pour porter atteinte à la réputation d’un tiers, que l’exploitant d’un site Internet a la responsabilité de retirer le contenu diffamatoire de son site, que les personnes qui exercent une activité publique doivent s’attendre à être critiquées dans le contexte d’un débat public et, enfin, que les tribunaux ne sont pas réticents à accorder des indemnités importantes aux victimes de diffamation sur Internet. En somme, il faut retenir que la liberté d’expression n’est pas absolue, n’entraîne pas la liberté de tout dire et s’arrête là où commence la diffamation[13].