Offrir des services sexuels contre de l’argent n’est pas un crime. En effet, au Canada, la prostitution n’est pas illégale. Par ailleurs, jusqu’à tout récemment, il en allait autrement du fait de tenir une maison de débauche, de vivre des produits de la prostitution ou encore de communiquer avec un client en public à des fins de prostitution, soit trois infractions prévues respectivement aux articles 210, 212 (1) j) et 213 (1) c) du Code criminel. En décembre 2013, la Cour suprême, dans un jugement unanime (Canada (Procureur général) c. Bedford) rendu sous la plume de la juge en chef McLachlin, a conclu à l’invalidité de ces dispositions parce qu’elles portaient atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et ce, d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. L’affaire a commencé devant la juge Himel, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Les demanderesses, trois prostituées ou ex-prostituées, ont demandé que les dispositions qui limitent la prostitution soient déclarées inconstitutionnelles. Dans un premier temps, la juge Himel a estimé que le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1 c) du Code criminel (Man.) (ci-après «Renvoi sur la prostitution»), dans lequel la Cour suprême avait confirmé la validité des dispositions sur les maisons de débauche et la communication en public à des fins de prostitution, arrêt rendu en 1990, ne l’empêchait pas d’examiner leur constitutionnalité, compte tenu de l’évolution de la jurisprudence relative à l’application de l’article 7 de la charte.

Une fois la preuve entendue, la juge a estimé que les dispositions contestées portaient toutes trois atteinte au droit à la liberté, compte tenu du risque d’emprisonnement, et au droit à la sécurité, compte tenu du risque accru de préjudice causé aux demanderesses. Elle a conclu à l’inconstitutionnalité, sans effet suspensif, des dispositions créant les infractions prévues aux articles 212 (1) j) (proxénétisme) et 213 (1) c) (communication aux fins de prostitution) C.Cr. et elle a modifié l’article 210, relatif aux maisons de débauche, par la suppression du mot «prostitution» dans la définition de «maison de débauche» prévue à l’article 197 (1) C.Cr.

Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont convenu, avec la juge de la première instance, que les dispositions sur le proxénétisme et les maisons de débauche étaient inconstitutionnelles parce qu’elles portaient atteinte à la sécurité de la personne d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. Toutefois, plutôt que d’invalider la disposition sur le proxénétisme, ils ont plutôt choisi d’en restreindre la portée en l’interprétant largement, de façon que l’on comprenne de cette disposition qu’elle s’applique «dans des situations d’exploitation». Quant à l’interdiction de communiquer en public aux fins de prostitution, les juges majoritaires ont conclu à sa constitutionnalité.

Le jugement de la Cour suprême

Quant à savoir si les dispositions contestées respectaient les principes de justice fondamentale, la formation des neuf juges a répondu par la négative. Sur la question des maisons de débauche, elle a conclu, à l’instar des juridictions inférieures, «que l’objectif de la disposition sur les maisons de débauche [était] de lutter contre les troubles de voisinage et de protéger la santé et la sécurité publiques» (Bedford, paragr. 132) et que l’effet préjudiciable de l’interdiction sur le droit à la sécurité des demanderesses était totalement disproportionné à l’objectif de réprimer le désordre public. En ce qui a trait à la disposition sur le proxénétisme, le tribunal a reconnu la portée excessive de la disposition. Enfin, pour ce qui est de l’interdiction de communiquer en public à des fins de prostitution, le plus haut tribunal du pays a rétabli la conclusion de la juge de première instance Himel et a estimé que l’effet préjudiciable de l’article 213 (1) c) C.Cr. sur le droit à la sécurité et à la vie des prostituées de la rue était totalement disproportionné au risque de nuisance causée par la prostitution de rue.

Le tribunal est arrivé à la conclusion que chacune des dispositions contestées comportait des failles constitutionnelles qui portaient atteinte à la charte et que ces atteintes n’étaient pas justifiées par l’article premier de la charte. Toutefois, bien au fait que la question revêtait un intérêt public et était sujette à controverse, la Cour a jugé nécessaire de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité pendant un an, de façon que la prostitution n’échappe pas à toute réglementation le temps que le législateur trouve une solution.

Enfin, il est à noter que, dans cette affaire, la Cour suprême a dû se pencher de façon préliminaire sur la question de savoir si les juges des instances inférieures ainsi qu’elle-même étaient liés par sa décision rendue dans Renvoi sur la prostitution de 1990. De plus, quant aux principes de justice fondamentale, elle a fait un retour jurisprudentiel élaboré et nous a éclairés en conséquence sur les notions d’«arbitraire», de «portée excessive» et de «disproportion totale». Pour un aperçu de la question, je vous invite à lire «L’Affaire Bedford: la Cour suprême déclare invalides certaines dispositions du Code criminel qui limitent la prostitution» (SOQUIJ, L’Express, vol. 5, no 10, 14 mars 2014 [en ligne]).

Références

  • Canada (Procureur général) c. Bedford (C.S. Can., 2013-12-20), 2013 CSC 72, SOQUIJ AZ-51029079, EXP 2014-30, J.E. 2014-21, [2013] 3 R.C.S. 1101.
  • Code criminel (Man.) (Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1 c) du), (C.S. Can., 1990-05-31), SOQUIJ AZ-90111052, J.E. 90-907, [1990] 1 R.C.S. 1123.
  • Canada (Attorney General) v. Bedford (C.A. (Ont.), 2012-03-26), 2012 ONCA 186, SOQUIJ AZ-50842600
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