La peur n’est pas étrangère au monde du travail. Loin de là. Et son spectre est étendu. On doit souvent composer avec la peur d’être incapable de terminer une tâche avant l’échéance fixée, de décevoir ses supérieurs ou ses collègues, ou encore de ne pas atteindre les objectifs attendus.

La peur fait aussi partie du quotidien de nombreux travailleurs en raison de la nature même des tâches qu’ils accomplissent. On songe d’emblée à tous ceux qui occupent des postes à haut risque ou requérant qu’ils interviennent dans des situations dangereuses.

Lorsqu’on s’interroge sur la présence de la peur au travail, il ne faut surtout pas négliger de prendre en considération les emplois comportant des contacts avec le public ou des clientèles diverses. La violence verbale, les menaces ou les comportements agressifs auxquels une personne qui occupe ce type d’emploi doit faire face peuvent l’amener à craindre pour sa propre sécurité. Le présent billet porte sur de telles situations, qui sont parfois si intenses qu’elles affectent la santé psychologique de la victime et entraînent un accident du travail au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Je vous propose 4 illustrations tirées de la jurisprudence du Tribunal administratif du travail (TAT), Division de la santé et de la sécurité du travail.

Préposée au service alimentaire dans un centre hospitalier

La travailleuse a été agressée verbalement par un client. Le TAT a reconnu qu’elle avait été victime d’un accident du travail ayant entraîné un trouble de l’adaptation, un syndrome post-traumatique ainsi qu’une dépression majeure :

«[27] Au cours de la soirée […], un client se présente à sa caisse. Il porte un kangourou dont le capuchon est très bas sur son front et cache ses yeux. Elle lui indique le montant à payer et lui demande s’il a assez d’argent. Le client retire brusquement son capuchon, regarde la travailleuse avec des fusils dans les yeux et lui dit d’un ton fâché qu’elle est très condescendante. Ce geste brusque, effectué par le client en retirant son capuchon qui cache ses yeux, constitue en soi un événement objectivement traumatisant. Ce geste est suivi d’une agression verbale.

[28] La travailleuse est alors enclavée entre sa caisse, placée devant elle, une caisse placée derrière elle, et les comptoirs situés à sa droite et à sa gauche dont les panneaux amovibles sont fermés. Elle a peur que le client saute par-dessus le comptoir qui les sépare pour s’en prendre à elle physiquement. De l’avis du Tribunal, cette peur est justifiée par des considérations objectives, soit le geste brusque effectué par le client et la configuration du poste de travail.

[29] Puis, le client se tourne vers la dizaine de personnes en ligne à la caisse, leur demande en criant s’ils sont d’avis que la travailleuse est condescendante, et fait d’autres commentaires en criant. […] Le Tribunal est d’avis que ces propos désobligeants, tenus publiquement et en criant, constituent une agression verbale à l’égard de la travailleuse, susceptible d’entraîner des conséquences psychologiques.

[30] […] bien qu’elle ait déjà eu affaire à des clients difficiles dans le passé et que les interactions avec la clientèle font partie de son travail, la travailleuse a vécu un événement objectivement traumatisant […].»(Le gras est ajouté.)

Réceptionniste dans un centre jeunesse

La travailleuse a été agressée verbalement par un parent. Elle a été victime d’un accident du travail ayant entraîné un syndrome de stress post-traumatique et un trouble de panique avec claustrophobie et agoraphobie :

«[57] […] l’agression verbale d’un parent désorganisé au point où une intervention policière est requise dépasse le cadre de ce à quoi peut s’attendre une réceptionniste dans ce milieu de travail. De plus, cet individu tient non seulement des propos désobligeants envers l’organisation en général, mais prononce aussi des paroles dégradantes envers madame Joly. Il s’agit de faits objectifs qui ne découlent pas seulement des perceptions de madame Joly. En outre, le fait qu’il donne un coup sur la baie vitrée et qu’il circule en criant et en gesticulant dans la salle d’attente constitue d’autres manifestations objectives d’un comportement susceptible de générer de la crainte, voire de la peur chez madame Joly, et ce, peu importe que ce dernier ait proféré des menaces comme telles.» (Le gras est ajouté.)

Chauffeur d’autobus

Le travailleur a été confronté à un passager mécontent qui criait et voulait se battre. Le TAT a reconnu qu’il avait été victime d’un accident du travail ayant entraîné un stress aigu et un trouble de l’adaptation avec anxiété :

«[79] Du début à la fin, le travailleur soutient qu’il a été agressé verbalement par un usager mécontent, voire même enragé, et qu’il a craint pour son intégrité physique.

[80] […] le travailleur a vécu une situation traumatisante. Le travailleur est assis, immobilisé donc ligoté par la ceinture de sécurité, dans un enclos délimité à sa gauche par une fenêtre, à sa droite par la boîte de perception et le repose-bras alors que l’usager qui est debout le domine malgré sa plus grande taille. Le travailleur se sent en infériorité et démuni.

[…]

[82] L’usager est agressif, monte le ton, crie et veut se battre. Nous ne sommes pas dans une situation de paisible résolution du problème. Le client semble mal réagir à la suggestion qu’on ne l’a pas cueilli parce qu’il ne se trouvait pas à l’arrêt d’autobus, si on note son insistance à affirmer qu’il n’a pas à s’accrocher au poteau.

[83] Le travailleur ne veut pas sortir du véhicule ni se battre, mais il ignore les conséquences de son refus. Le client a-t-il un couteau ou une arme à feu dissimulée ? Monsieur pense à ses collègues qui ont été violentés dans le cadre du travail, incluant l’aspersion d’essence. Il ne sait à qui il a à faire ou le degré de déstabilisation de l’usager. Les circonstances décrites sont traumatisantes.

[…]

[90] Le Tribunal ne peut conclure que les circonstances décrites par le travailleur relèvent de ses perceptions dans un tel contexte. Par ailleurs, la formation reçue par le travailleur incluant la nécessité d’un service à la clientèle courtois ne l’a pas préparé à l’agressivité de l’usager. Cet incident déborde du cadre normal du travail.» (Le gras est ajouté.)

Chauffeuse d’autobus

Un client qui venait de monter à bord du véhicule de la travailleuse s’est mis à crier et a lancé un contenant de savon à lessive dans sa direction. La travailleuse a été victime d’un accident du travail qui lui a causé un trouble aigu de l’adaptation :

«[45] […] ce n’est pas parce que les comportements violents ou agressifs de la clientèle font malheureusement partie de la réalité qui est vécue par les chauffeurs d’autobus, qu’il nous faut au surplus banaliser ces situations en refusant la reconnaissance d’une lésion professionnelle sur la base de la prévisibilité de tels comportements.

[46] Dans le présent dossier, […] la preuve est prépondérante pour conclure que la travailleuse a été confrontée à une situation qui comporte une agression verbale ainsi qu’un geste menaçant qui a pu lui faire croire que sa sécurité et son intégrité physique étaient menacées.

[…]

[49] Or, le soussigné croit la travailleuse lorsque cette dernière affirme qu’elle a craint pour sa sécurité lorsque le client mécontent, qui se trouvait tout près d’elle, a levé un gros contenant de savon à lessive à bout de bras. Elle a alors cru que celui-ci avait l’intention de la frapper avec son contenant et ce n’est pas parce que le tout ne s’est pas concrétisé qu’il nous faut conclure qu’il s’agissait que d’une perception subjective. Au contraire, le soussigné considère qu’il s’agissait d’une menace qui était belle et bien présente. Au surplus, rappelons que la travailleuse était alors confinée à son siège et qu’elle était donc prise au piège puisqu’elle ne pouvait nullement se sauver.» (Le gras est ajouté.)

Comme on peut le constater, la peur au travail peut prendre toutes sortes de formes et des allures d’inquiétude et d’appréhension.

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