Incroyable, mais vrai.
Aux États-Unis, Cushman & Wakefield, une entreprise immobilière dont les revenus annuels se chiffrent en milliards de dollars, a poursuivi un concierge à la suite de sa démission. L’enjeu : l’application d’une clause de non-concurrence. Difficile d’imaginer combat aussi inégal qu’absurde !
Heureusement, à la suite de la publication de l’article ayant dévoilé la troublante affaire, l’entreprise s’est désistée de son action et a remis à son ex-salarié le bonus auquel il avait renoncé.
Pratique répandue
Si, dans ce cas, l’histoire se termine bien, il appert de cet article que l’usage de clauses de non-concurrence à l’égard d’employés « non clé » est relativement répandu aux États-Unis. J’ai peine à croire qu’une telle pratique y est légale, mais une chose paraît sûre : elle ne passerait pas le test devant les tribunaux québécois.
Droit québécois
En effet, de telles clauses sont assujetties à un régime très strict :
- Selon l’article 2089 du Code civil du Québec (C.C.Q.), qui est d’ordre public, une clause de non-concurrence doit être « nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur »;
- Elle doit en outre être raisonnable, particulièrement en termes de durée et de territoire d’application;
- Le fardeau d’en démontrer la validité repose sur les épaules de l’employeur et l’absence d’un seul élément essentiel suffit pour faire tomber la clause au grand complet;
- D’autres règles ou principes d’interprétation peuvent également trouver application, selon les circonstances de chaque espèce, dont les articles 1436 et 1437 C.C.Q., lesquels sanctionnent les clauses incompréhensibles ou abusives dans un contrat d’adhésion.
Cas d’application
L’affaire Ikon (d’où est tiré le précédent énoncé des principes applicables) est particulièrement intéressante pour les fins du présent billet, parce qu’il s’agissait d’un employeur qui tentait de forcer le respect d’engagements de non-concurrence souscrits par des employés dont les tâches ne nécessitaient pas de qualifications particulières. La Cour supérieure a été cinglante.
Au cœur de l’activité économique
Selon le juge, les engagements de non-concurrence sont exceptionnels et généralement restreints aux salariés qui sont au cœur de l’activité économique de l’entreprise :
[62] Les clauses de non-concurrence visent essentiellement à empêcher qu’une entreprise perde des clients ou soit limitée dans sa capacité à en recruter de nouveaux parce qu’ils vont vers une autre entreprise. Ce qui est visé, c’est vraiment la « concurrence », comme la clause le dit. […]
[63] C’est la raison pour laquelle on retrouve généralement ce genre de clause pour les vendeurs, courtiers, dirigeants d’entreprise, etc., en somme, des gens qui créent par eux-mêmes une activité économique chez l’employeur et des revenus, et qui sont susceptibles de détourner la clientèle ou d’empêcher qu’une nouvelle soit recrutée s’ils vont travailler ailleurs. […]
Or, ce n’était pas du tout le cas des salariés en question, tel qu’il a été mentionné ci-haut :
[45] […] Pourtant, ces clauses s’adressaient à des salariés de bas niveau, sinon de très bas niveau, dont le niveau de rémunération était faible [...]. […] On comprend mal qu’une clause aussi vaste et extensive que la présente puisse s’appliquer à de simples commis ou à des employés d'aussi bas niveau. Des employés dont les habiletés auxquelles il est fait appel sont si limitées.
[46] Le présent cas en est un où les restrictions imposées et leur impact sur la capacité de l’employé de gagner sa vie n’avaient aucune commune mesure avec ses fonctions et surtout son niveau de rémunération. Les clauses de non-concurrence en l’instance ne passent pas le test de la proportionnalité et de l’équilibre.
[Le soulignement est du soussigné.]
La liberté de travailler
Pour le juge, l’objectif de l’employeur était clairement de restreindre de manière illicite la liberté de travailler de ses salariés :
[60] On semble ici en présence d’une clause qui vise non pas à protéger les intérêts légitimes de l’employeur, mais, vu son étendue sans aucune justification, à faire en sorte qu'il soit très difficile pour l'employé de travailler s'il quitte, ce qui bien sûr est interdit, ou, à tout le moins à retenir l'employé au-delà de la simple incitation, ce qui n'est pas davantage permis.
[Le soulignement est du soussigné.]
Dit crûment et en exagérant à peine, les clauses de non-concurrence ne peuvent être utilisées comme un outil d’asservissement de la main-d’œuvre.
L’affaire Patrick Jean c. Omegachem 2012 QCCA 232 rendue par la Cour d’Appel en 2012 a jeté un éclairage nouveau sur la nécessité, comme en Europe, d’une contrepartie financière raisonnable à l’imposition d’une clause de non-concurrence.