Peut-être vous est-il déjà arrivé d’être dérouté par les formalités administratives nécessaires à l’obtention d’un document. Peut-être avez-vous déjà baissé les bras devant un formulaire à remplir, ne serait-ce que pour vous inscrire auprès d’un organisme gouvernemental.

Imaginez maintenant que vous n’êtes pas un citoyen canadien mais plutôt un immigrant qui a décidé de venir s’établir au pays et de travailler pour gagner sa vie. Vous ne parlez pas la langue et vous devez affronter, souvent seul, la machine bureaucratique. Et, soudain, ce qui arrive à bon nombre de travailleurs survient: vous vous blessez au travail.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, vous apprenez également que votre permis de travail n’est plus valide. Une telle situation a récemment fait l’objet d’une décision du Tribunal administratif du travail (TAT) dans l’affaire Marillanca Gonzales.

Les faits

M. Gonzales, un immigrant d’origine chilienne, arrive au Canada en octobre 2015. Il obtient des autorités compétentes un permis l’autorisant à travailler comme cuisinier dans un restaurant, et ce, pour la période du 3 novembre 2016 au 2 juillet 2017 inclusivement. Le 7 décembre 2017, il dépose une réclamation à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST), alléguant être atteint d’une maladie professionnelle, soit une tendinite de l’épaule qui résulterait des répétitions de mouvements accomplis dans le cadre de son travail. Le 20 décembre 2017, la CNESST accepte sa réclamation.

Or, le 5 janvier 2018, l’employeur de M. Gonzales est avisé par les autorités compétentes que son offre d’emploi temporaire pour celui-ci est refusée. À la suite de cet avis, la CNESST reconsidère sa décision du 20 décembre 2017. Elle avise M. Gonzalez que sa réclamation est maintenant refusée puisque, au moment de l’accident du travail, soit le 6 novembre 2017, il n’était pas un travailleur en règle. En révision administrative, la CNESST confirme cette décision et déclare que M. Gonzales n’est pas un travailleur au sens de l’article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et qu’il n’a pas droit aux prestations prévues par cette loi. M. Gonzales conteste cette dernière décision devant le TAT.

La question en litige

Devant le TAT, il s’agit de déterminer dans un premier temps si M. Gonzales est un travailleur au sens de la loi. Si tel n’est pas le cas, il n’aura pas droit aux bénéfices de celle-ci. Dans le cas contraire, une autre audience aura lieu afin de déterminer s’il a bel et bien subi une lésion professionnelle.

Après avoir entendu quelques témoignages, le juge administratif saisi du dossier conclut que M. Gonzales, tout au long d’une période s’échelonnant du 2 juillet 2017 au 15 janvier 2018, c’est-à-dire de la fin de son permis de travail jusqu’à ce qu’il soit informé du refus de l’offre d’emploi temporaire, a cru que son statut en immigration lui permettait de poursuivre son emploi au Canada. Selon le juge administratif, cette croyance du travailleur repose notamment sur les faits suivants:

  • L’employeur, qui agissait à titre de mandataire de M. Gonzales auprès des autorités compétentes, était informé de l’état du dossier de ce dernier, lequel n’était tenu au courant qu’indirectement;
  • La personne rencontrée par M. Gonzales peu de temps après son arrivée au Canada n’assurait plus, durant la période en question, la communication pour lui, ne veillait plus à le tenir informé de son statut en immigration et ne le conseillait plus sur les mesures à prendre ou les formalités à remplir;
  • En dépit de l’expiration de son permis de travail, M. Gonzales continuait à livrer sa prestation de travail, pour le même employeur et aux mêmes conditions qu’auparavant, et ce, de façon ininterrompue;
  • Au cours de la période en question, son salaire continuait à lui être versé suivant le même échéancier qu’auparavant et les déductions appropriées à la source étaient effectuées normalement;
  • L’employeur l’avait avisé qu’il prenait en charge tout le processus en vue du renouvellement de son permis de travail.

Ainsi, pour le juge administratif, la bonne foi de M. Gonzales ne fait pas de doute. On ne peut pas non plus lui reprocher d’avoir été négligent, car aussitôt qu’il a été informé et a pu comprendre la précarité de son statut, il a multiplié les démarches pour le régulariser.

Pour trancher la question en litige, le juge administratif va principalement s’inspirer des enseignements de l’affaire Henriquez, un litige entendu par la Commission des lésions professionnelles (CLP) présentant beaucoup de similitudes avec le dossier de M. Gonzales. Dans cette affaire, la CLP devait déterminer si M. Henriquez pouvait être considéré comme un travailleur au sens de la loi. Au moment où il affirmait s’être blessé, il ne détenait pas de permis de travail. Dans sa décision, la CLP a rappelé certains éléments à prendre en considération:

  • Le caractère réparateur et éminemment social de la loi, lequel justifie une interprétation large et libérale;
  • L’impact néfaste que peut avoir une décision sur les droits fondamentaux d’un ressortissant étranger lorsqu’on déclare qu’il n’est pas un travailleur au sens de la loi au motif que son contrat d’emploi est nul pour avoir été conclu ou exécuté sans permis de travail valide, et ce, en dépit de la bonne foi des parties contractantes.

Dans Henriquez, la CLP va conclure à la bonne foi du ressortissant, bien qu’au moment de l’accident il n’ait pas été détenteur d’un permis de travail en bonne et due forme. Elle va également souligner l’inexistence d’une décision de nullité du contrat de travail par un tribunal compétent, pour ensuite conclure que M. Henriquez devait être considéré comme un travailleur au sens de la loi.

Adoptant l’approche préconisée dans Henriquez, le juge administratif conclura de la même façon dans le dossier de M. Gonzales :

[47] Dans les circonstances révélées par la preuve, le fait que le demandeur n’ait pas été détenteur d’un permis de travail valide en vertu des loi et règlements applicables en matière d’immigration au moment où sa maladie s’est manifestée, le 6 novembre 2017, ne le prive pas du statut de travailleur au sens de la loi.

Il appartiendra donc au Tribunal administratif du travail de déterminer, à l’occasion d’une autre audience, si M. Gonzales a subi une lésion professionnelle. Mais ça, c’est une autre histoire.

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