Ces derniers jours, l’affaire Yvan Godbout, cet auteur accusé de production de matériel de pornographie juvénile pour son roman intitulé Hansel et Gretel, a été fort médiatisée, notamment en raison des circonstances troublantes de son arrestation, soulignées par ailleurs dans la décision du juge Marc-André Blanchard, de la Cour supérieure. Avant de conclure à l’acquittement de l’auteur et de son éditeur, le juge a procédé à une analyse étoffée des principes constitutionnels applicables lorsque des valeurs aussi fondamentales que la liberté d’expression et la protection des enfants sont en rivalité.

L’accusation

C’’est en 2015 que l’auteur a été accusé, par voie d’un acte d’accusation directe, de production de pornographie juvénile en violation de l’article 163.1 (2) du Code criminel (C.Cr.):

Production de pornographie juvénile

(2) Quiconque produit, imprime ou publie, ou a en sa possession en vue de la publication, de la pornographie juvénile est coupable d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de un an.

L’inconstitutionnalité des articles

Pour sa défense, l’auteur invoque l’inconstitutionnalité des articles 163.1 (1) c), (2), (3), (4), (4.1) et (6) C.Cr. parce qu’ils violeraient le droit à la liberté d’expression, consacré à l’article 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que le droit à la sécurité, protégé par l’article 7, et constitueraient une violation de la présomption d’innocence prévue à l’article 11 d). Le juge s’intéresse plus particulièrement aux articles 163.1 (1) c) et 163.1 (6) C.Cr. dans son analyse:

Définition de pornographie juvénile

163.1 (1) Au présent article, pornographie juvénile s’entend, selon le cas :

[…]

c) de tout écrit dont la caractéristique dominante est la description, dans un but sexuel, d’une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi;

[…]

Moyen de défense

(6) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction :

a) ont un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts;

b) ne posent pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans.

Notons qu’avant les modifications législatives de 2005, la définition sous l’article 163.1 (1) c) comprenait les notions de «préconiser» ou de «conseiller» une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de 18 ans qui constituerait une infraction à la présente loi.

La liberté d’expression

Au sujet de la violation de la liberté d’expression, l’auteur cite le passage suivant de l’arrêt Sharpe, de la Cour suprême:

« 21 Au nombre des droits les plus fondamentaux que possèdent les Canadiens figure la liberté d’expression. Celle-ci rend possible notre liberté, notre créativité ainsi que notre démocratie, et ce, en protégeant non seulement l’expression qui est « bonne » et populaire, mais aussi celle qui est impopulaire, voire offensante. […] »

Après analyse, le tribunal conclut que les dispositions en cause violent en effet la liberté d’expression, ce que le procureur de la Couronne admettait d’ailleurs d’emblée.

Protection des enfants versus liberté d’expression

La violation des droits fondamentaux par une loi peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique (art. 1 de la charte).

Pour déterminer si la violation peut se justifier, le juge, s’appuyant sur Carter c. Canada (Procureur général), précise que «la [procureure générale du Québec] doit démontrer le caractère urgent et réel de l’objet de la loi et que les moyens choisis s’avèrent proportionnels à cet objet. Le législateur respectera le critère de proportionnalité si (1) les moyens adoptés se trouvent rationnellement liés à cet objet, (2) la loi porte atteinte de façon minimale au droit en question, et (3) il existe une proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi» (paragr. 36).

Le juge conclut que, en effet, l’objectif législatif de criminaliser la possession de pornographie juvénile constitue une préoccupation réelle et urgente. En ce qui concerne la proportionnalité des moyens choisis, le juge l’analyse sous l’angle de la rationalité, de l’atteinte minimale et de la proportionnalité, ainsi que l’enseigne la Cour suprême.

Ainsi, il conclut qu’il y a manifestement un lien rationnel à établir entre la prohibition amenée par les dispositions en cause et l’objectif réel et urgent de criminaliser la pornographie juvénile.

Il reste à savoir s’il s’agit de l’atteinte minimale. Autrement dit, existe-t-il d’autres moyens ayant une moins grande atteinte à la liberté d’expression qui permettraient d’arriver aux mêmes fins?

À cette étape, le juge revient sur la modification législative de 2005 car, selon lui, «il s’agit là d’un élément névralgique quant au sort de la présente contestation constitutionnelle» (paragr. 84).

Plus précisément, le juge mentionne:

«Au niveau de l’atteinte minimale à la liberté d’expression, une constatation s’impose donc. À l’évidence, le témoignage de Veilleux et la liste des ouvrages en langue française recensés, permet de constater qu’un vaste pan d’une certaine littérature pornographique, contenant des passages de pédopornographie, se trouve maintenant visé par cette nouvelle définition du Code criminel ainsi que certaines œuvres de d’autres natures qui contiennent de tels passages. Ainsi, de nombreuses personnes et institutions publiques, on pense à des bibliothèques universitaires, municipales ou scolaires ainsi que des librairies, se retrouvent potentiellement en position de faire l’objet d’accusation de possession ou de distribution de pornographie juvénile puisqu’elles possèdent, prêtent ou vendent de telles œuvres. » (paragr. 109). [Caractères gras ajoutés.]

Selon lui, le test de l’atteinte minimale n’est donc pas rempli, ni même celui de la proportionnalité de la mesure. En d’autres mots, interdire le matériel littéraire qui ne préconise ni ne conseille la commission d’actes sexuels à l’endroit d’enfants n’ajoute pas à la protection que les dispositions en cause assureraient aux enfants.

Et il ajoute:

«Il importe de rappeler, encore une fois, que dans le cadre législatif antérieur qui existait jusqu’en 2005, un écrit ne pouvait constituer de la pornographie juvénile que dans le cas où celui-ci préconisait ou conseillait une activité sexuelle avec une personne mineure. Sans faire preuve de témérité, le Tribunal peut affirmer qu’en vertu des anciennes dispositions il s’avérait quasi-impensable que l’on puisse alors porter des accusations pour un livre semblable à celui de Godbout» (paragr.142).

Conclusion

À la lumière de son analyse également sous l’angle des articles 7 et 11 d) de la charte, le juge en est venu à la conclusion que les articles 163.1 (1) c) et 163.1 (6) b) C.Cr. violent les articles 2 b) (droit à liberté d’expression) et 7 (droit à la sécurité) de la charte.

En effet, l’inclusion des notions de «préconiser» et de «conseiller» une activité sexuelle avec une personne mineure, ou un équivalent, constitue un préalable à la validité constitutionnelle de dispositions législatives qui traitent de la criminalisation d’écrits contenant des passages de pédopornographie.

Le juge précise que, en l’espèce, cette lacune se manifeste par la combinaison des articles 163.1 (1) c) et 163.1 (6) b) C.Cr.

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