Dans une décision récente, Rive-Sud Chrysler Dodge inc., le Tribunal administratif du travail (TAT) a examiné la recevabilité en preuve d’une filature mise en place par l’employeur afin de vérifier si le travailleur, qui alléguait s’être blessé au travail, n’exerçait pas plutôt des activités pour une autre entreprise pendant son arrêt de travail. Cette décision est intéressante principalement parce qu’elle analyse en détail les éléments qui doivent être pris en considération lorsqu’une partie souhaite déposer ce genre de preuve, le plus souvent constituée d’un rapport d’enquête ou de surveillance et d’enregistrements vidéo.

Les faits

En mai 2017, le travailleur est embauché chez l’employeur, un concessionnaire d’automobiles, au poste de technicien en esthétique automobile. Avant son embauche, il possédait sa propre entreprise dans le domaine de l’esthétique automobile, entreprise à laquelle l’employeur confiait des contrats en sous-traitance. Cette entreprise ferme ses portes au moment où le travailleur est embauché.

En novembre 2017, le travailleur allègue s’être blessé au dos en levant les roues d’un camion. Puisque sa condition médicale l’empêche de se rendre à l’établissement de l’employeur, ce dernier communique avec le travailleur par téléphone. En janvier 2019, l’employeur joint le travailleur sur son téléphone cellulaire. Tout de suite après la conversation, l’employeur inscrit le numéro du cellulaire du travailleur dans le moteur de recherche Google. Dans les résultats de la recherche, ce numéro est associé à une entreprise spécialisée en esthétique automobile. Cette information, combinée au fait que le travailleur ne répond jamais aux appels qu’il reçoit sur sa ligne résidentielle, sème un doute dans l’esprit de l’employeur. Le 5 février 2019, celui-ci communique avec une firme d’enquête et lui demande de procéder à la filature du travailleur afin de vérifier si ce dernier exerce des activités dans le domaine de l’esthétique automobile pendant son arrêt de travail.

Lors de l’audience devant le TAT portant sur la contestation par l’employeur de l’admissibilité de la lésion professionnelle alléguée, le travailleur est informé, après son témoignage, de l’existence d’une preuve de surveillance à son endroit, soit des images captées à son insu dans des lieux publics. Il s’oppose alors au dépôt de cette preuve au motif qu’elle a été obtenue en violation de son droit à vie privée et que l’employeur ne possédait pas de motifs sérieux pour le soumettre à une telle surveillance. De son côté, l’employeur fait valoir que, bien que la mesure de surveillance puisse porter atteinte au droit à la vie privée du travailleur, elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables et que, pour ces raisons, le rapport d’enquête et les images de la surveillance sont recevables en preuve.

La décision

Dans les premiers paragraphes de sa décision, le TAT énumère d’emblée les questions auxquelles il devra répondre afin de décider de l’admissibilité en preuve du rapport d’enquête et des images vidéo qui l’accompagnent:

  1. L’authenticité de la preuve de surveillance est-elle assurée?
  2. Les conditions dans lesquelles cette preuve a été obtenue portent-elles atteinte au droit à la vie privée du travailleur?
  3. Dans l’affirmative, l’atteinte à la vie privée est-elle justifiée en vertu de l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne?
     

    1. L’employeur avait-il des motifs rationnels avant de décider de soumettre le travailleur à une mesure de surveillance?
    2. La mesure de surveillance a-t-elle été conduite par des moyens raisonnables?
       
  4. Si l’atteinte aux droits n’est pas justifiée, l’utilisation de la preuve est-elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?

L’authenticité de la preuve de surveillance est-elle assurée?

Après avoir entendu les témoins de la firme d’enquête expliquer en détail l’opération de filature ainsi que les méthodes de travail utilisées, le TAT conclut que les images sont authentiques, intégrales, non altérées et non falsifiées.

Les conditions dans lesquelles cette preuve a été obtenue portent-elles atteinte au droit à la vie privée du travailleur?

Le TAT rappelle les enseignements de la Cour d’appel dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN), à savoir que, «en l’absence d’une renonciation précise et explicite à la protection de la vie privée, une procédure de surveillance et de filature présente, à première vue, une atteinte à ce droit fondamental, même si elle est réalisée uniquement dans des lieux publics, le droit à la vie privée suivant la personne et non le lieu» (paragr. 36).

Puisque la surveillance du travailleur s’est effectuée à son insu, dans des lieux publics, alors qu’il circulait sur la voie publique ou se trouvait dans une clinique médicale ouverte au public et qu’il n’a jamais donné son consentement à cette surveillance, le TAT détermine que le rapport de filature et les images qui l’accompagnent sont présumés porter atteinte au droit à la vie privée du travailleur.

L’atteinte à la vie privée est-elle justifiée en vertu de l’article 9.1 de la charte?

Citant de nouveau la Cour d’appel dans Bridgestone, le TAT souligne que l’atteinte au droit à la vie privée n’est pas fatale si elle est justifiée. Ainsi, la surveillance du travailleur hors de son lieu de travail peut être reçue en preuve si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables.

L’employeur avait-il des motifs rationnels avant de décider de soumettre le travailleur à une mesure de surveillance?

Qu’est-ce qu’un motif rationnel? Selon la Cour d’appel dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN), il s’agit d’un motif sérieux et raisonnable qui amène l’employeur à douter de l’honnêteté du comportement du travailleur avant de prendre la décision de le soumettre à une surveillance. Ce motif ne peut en aucun cas se justifier par le résultat même de l’enquête; il doit exister avant.

Le TAT résume bien les critères qui doivent guider l’analyse du Tribunal:

  • Le motif sérieux et raisonnable n’est pas un simple doute, de vagues soupçons ou des rumeurs;
  • Il s’appuie sur la raison plutôt que sur le préjugé, la première impression ou les idées reçues;
  • C’est un motif susceptible d’objectivation;
  • S’il s’agit de contradictions ou d’incohérences d’ordre médical ou factuel, elles doivent, par leur importance et leur nature de même que par la fiabilité des sources d’information, être suffisamment sérieuses pour mettre en doute l’honnêteté du comportement du travailleur;
  • Il ne doit jamais s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard.

Après avoir entendu les 2 témoins de l’employeur, soit le directeur de service en poste en février 2019 et le nouveau directeur de service, lequel était directeur adjoint de service en février 2019, le TAT conclut que l’employeur n’avait pas de motifs rationnels justifiant le recours à une mesure de surveillance de la nature d’une enquête par filature:

«[75]   Ainsi, les quelques informations connues du directeur et de son adjoint le 5 février 2019, plus particulièrement celles, très partielles et non vérifiées, obtenues à la suite d’une recherche sommaire effectuée sur Google, ne pouvaient pas, de par leur nature, fiabilité, nombre, importance et concordance, raisonnablement amener l’employeur à croire que le travailleur avait une capacité physique supérieure à celle démontrée lors des examens médicaux et décrite auprès de l’employeur et des différents médecins.»

La mesure de surveillance a-t-elle été conduite par des moyens raisonnables?

Le TAT constate d’abord que la filature a été ponctuelle et d’une durée raisonnable, soit 30 heures 45 minutes de surveillance sur 3 jours et 1 heure 35 minutes d’images conservées au montage. Il note également qu’elle a été menée de la façon la moins intrusive possible puisque les images du travailleur ont été captées à l’extérieur de son domicile, dans des lieux publics, où il pouvait être observé par le public.

Cependant, malgré ce constat, le TAT est d’avis qu’il existait, dans le cas du travailleur, des avenues plus raisonnables que la filature, et certainement moins intrusives, pour vérifier l’honnêteté de son comportement. Ainsi, selon le TAT, l’employeur aurait pu:

  • Questionner le travailleur et obtenir des explications sur les éléments qui lui paraissaient suspects;
  • Soumettre le travailleur à un nouvel examen médical;
  • Orienter l’enquête d’abord sur l’entreprise dont le nom était ressorti de sa recherche sur Google et vérifier si elle était active au Registraire des entreprises du Québec, si elle était toujours exploitée et en activité, qui l’exploitait et qui y travaillait.

Le TAT conclut donc que la mesure de surveillance n’a pas été conduite par des moyens raisonnables, et plus particulièrement qu’elle n’était pas nécessaire à la vérification du comportement du travailleur et qu’elle aurait dû être envisagée en dernier recours seulement. L’utilisation de moyens moins attentatoires aurait dû être privilégiée d’abord.

L’utilisation de la preuve est-elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?

Dans un premier temps, le TAT conclut que le degré de gravité de la violation du droit à la vie privée du travailleur est élevé. Il qualifie la violation par l’employeur de volontaire et flagrante, celle-ci n’ayant pas été commise par inadvertance. Il souligne également que la preuve de toutes les allées et venues du travailleur sur une période de 3 journées complètes, obtenue à la suite d’une surveillance serrée, n’existait pas et avait entièrement été obtenue en violation d’un droit garanti par la charte.

Dans un second temps, le TAT, conformément aux enseignements de la Cour d’appel dans Ville de Mascouche, se livre à un exercice de pondération entre la protection des droits fondamentaux et la recherche de la vérité:

«[111] Par conséquent, considérant la nature du droit du travailleur à la protection de sa vie privée et la gravité de sa violation par l’employeur, le Tribunal ne peut se convaincre que la recherche de la vérité doit ici avoir priorité sur la protection des droits fondamentaux du travailleur. Il lui apparaît inacceptable d’autoriser l’employeur à utiliser une preuve obtenue dans les circonstances décrites plus haut, pour faire valoir ses intérêts privés, essentiellement de nature économique

Par ailleurs, le TAT ajoute que rien au dossier ou dans la preuve ne fait la démonstration ou ne laisse croire à la présence d’une «fraude caractérisée, volontairement ou involontairement soutenue par une complicité médicale».

Finalement, le TAT souligne que le travailleur n’a pas été informé de l’existence d’images vidéo captées à son insu par des enquêteurs mandatés par son employeur en février et mars 2019, avant l’audience devant le Tribunal. Il n’en a été informé qu’après son interrogatoire en chef et son contre-interrogatoire par la procureure de l’employeur. Après avoir cité les Règles de preuve et de procédure du Tribunal administratif du travail ainsi que l’arrêt de la Cour d’appel dans Ville de Mascouche, le TAT en arrive à la conclusion qu’il «ne peut, tout comme dans l’affaire Securitas, faire abstraction de la démarche de l’employeur et plus particulièrement de son choix de piéger le travailleur à l’audience, et ce, en contravention des règles de preuve et de procédure applicables. Bien que cette contravention ne soit pas fatale en elle-même, elle s’ajoute ici aux autres mesures prises par l’employeur et qui portent atteinte aux droits du travailleur» (paragr. 118).

Conclusion

Le TAT va donc accueillir l’objection du travailleur et déclarer irrecevable en preuve le rapport de surveillance et tout support contenant les images de la filature du travailleur captées les 8 février, 23 février et 5 mars 2019, ainsi que tout autre document ou témoignage découlant de la consultation de ce rapport ou du visionnement de ces images.