«Le silence est une des formes les plus perfectionnées de l’art de la conversation.»

                                                                                                                        William Hazlitt

Dans certaines circonstances, le silence n’est pas de mise et nous avons besoin de discuter à l’abri des oreilles indiscrètes. Que ce soit à cause des paroles prononcées, du sujet abordé ou des gens impliqués, nous tenons à la confidentialité de nos échanges. Mais qu’en-est-il lorsque cette conversation est captée et enregistrée à notre insu? C’est la question qui a été soulevée dans une décision récente du Tribunal administratif du travail (TAT).

Mise en contexte

Le 29 août 2018, l’employeur convoque la travailleuse à une rencontre officielle. Celle-ci est accompagnée de sa déléguée syndicale. La gestionnaire de la travailleuse et une conseillère en relations du travail sont présentes, à titre de représentantes de l’employeur. Au cours de la rencontre, on informe la travailleuse des manquements qui ont été constatés au sujet de son attitude et de sa performance au travail. On la met en garde et on clarifie les attentes de l’employeur à son endroit pour l’avenir. On lui annonce également une surveillance accrue de sa prestation de travail. Vers la fin de la rencontre, en raison des tensions ressenties, les participantes décident de prendre une pause et de reprendre la discussion quelques instants plus tard. La travailleuse et la déléguée quittent la pièce où se déroulait la rencontre alors que la gestionnaire et la conseillère y demeurent en fermant la porte. Chaque partie discute de son côté jusqu’au retour de la pause. Les participantes reprennent alors la discussion et la réunion se termine.

Peu de temps après, la travailleuse dépose une réclamation auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), lui demandant de reconnaître son trouble de l’adaptation à titre de lésion professionnelle. Tant initialement qu’à la suite d’une révision administrative, la CNESST refuse la réclamation. La travailleuse conteste cette décision devant le TAT. Au soutien de sa réclamation, elle souhaite déposer en preuve l’enregistrement qu’elle a effectué avec son téléphone, à l’insu des autres participantes, de la conversation qui a eu lieu lors de la rencontre du 29 août 2018. Pour sa part, l’employeur s’oppose à la recevabilité de la partie de l’enregistrement qui a été captée lors de la pause, alors que la travailleuse n’était plus dans pièce et qu’elle ne participait plus à la discussion.

L’enregistrement en présence de la travailleuse

Dans un premier temps, le TAT conclut que la partie de l’enregistrement durant laquelle la travailleuse participe à la discussion est recevable en preuve. La travailleuse capte alors, de manière licite et sans porter atteinte aux droits fondamentaux, des informations qu’on lui communique ouvertement. Le TAT souligne également que cette preuve est pertinente parce qu’elle contient des éléments dont il devra tenir compte afin d’apprécier l’admissibilité de la lésion de la travailleuse. Et le juge administratif ajoute:

[18]     De plus, bien qu’il soit désagréable de ne pas se savoir enregistré, le Tribunal est d’avis que ce support audio constitue, dans les circonstances, la meilleure preuve, celle permettant au Tribunal de constater les faits matériels, comme le ton des parties lors de la rencontre, ainsi que leurs propos exacts, plutôt que d’inférer, à partir des seuls témoignages, ce qui s’est réellement passé lors de cette discussion.

L’enregistrement en l’absence de la travailleuse

Dans un second temps, le TAT détermine que la partie de l’enregistrement durant laquelle la travailleuse n’est plus présente dans la pièce et ne participe plus à la conversation est également recevable en preuve. Tout d’abord, il juge qu’il y a atteinte au droit à la vie privée de la gestionnaire et de la conseillère. Celles-ci pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que leur conversation, de nature privée, demeure confidentielle. Derrière une porte close, elles ont échangé leurs réflexions sur le déroulement de la rencontre, évalué l’information recueillie et discuté des stratégies envisageables pour la suite des choses. La conseillère en relations du travail, en tant que spécialiste, a également prodigué des conseils à son client, en l’occurrence la gestionnaire. De plus, cette dernière a profité de cette occasion pour ventiler et pour exprimer son découragement.

Toutefois, le TAT souligne que certaines situations peuvent justifier que l’on porte atteinte à un droit fondamental, comme celui du droit à la vie privée. Reprenant les enseignements de la Cour d’appel dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau, le juge administratif rappelle que l’atteinte est justifiée lorsque des motifs rationnels devancent l’initiative et que les moyens choisis sont raisonnables.

Le caractère rationnel des motifs

Selon le TAT, la travailleuse avait des motifs rationnels d’enregistrer la conversation lors de la rencontre. Il note d’abord que le but que poursuit la travailleuse est légitime. Au moment de la rencontre du 29 août 2018, son syndicat avait déposé plusieurs griefs, contestant notamment les décisions de l’employeur de lui remettre un avis administratif ou de la suspendre. Elle souhaitait recueillir une preuve lui permettant de démontrer l’attitude et les propos de l’employeur, qu’elle considérait comme hostiles. Par ailleurs, cette rencontre est la troisième à laquelle l’employeur la convoque sans l’informer de sa teneur. La travailleuse est persuadée que l’intervention de ce dernier est arbitraire et injustifiée. Elle croit également que son lien d’emploi est en péril. Bien que la travailleuse soit accompagnée de sa conseillère syndicale, elle ne sait pas à quel point elle peut compter sur son assistance puisqu’elle a aussi déposé une plainte à l’encontre de son syndicat qui demeure pendante au moment de la rencontre. La travailleuse se sent vulnérable. Elle éprouve de la crainte envers l’employeur ainsi qu’à l’égard de la qualité de la représentation de son syndicat. Elle ne fait confiance ni à l’un ni à l’autre et anticipe l’imposition de mesures disciplinaires additionnelles. Tenant compte de ces circonstances, le juge administratif considère que les motifs de la travailleuse ne sont ni arbitraires ni capricieux. Selon lui, une autre travailleuse, placée dans les mêmes circonstances, pourrait éprouver des craintes similaires :

[81]     Ces considérations sont, de l’avis du Tribunal, sérieuses et constituent des motifs rationnels expliquant que la travailleuse enregistre la discussion et qu’elle continue de le faire, même après qu’elle quitte la pièce, lorsque la déléguée syndicale demande une pause.

Le caractère raisonnable du moyen

La travailleuse soutient que le moyen choisi est celui le moins intrusif possible puisque l’enregistrement est capté par son téléphone, lors d’une rencontre officielle entre elle et l’employeur, sur les lieux du travail. Le juge administratif partage l’avis de la travailleuse. Il constate que la séquence captée s’étale sur moins de 15 minutes. Elle ne contient que les paroles, pas le visuel, et il ne s’agit pas d’une surveillance continue. Étant donné que la captation de la discussion tenue durant la pause s’appuie sur des motifs rationnels et que l’enregistrement est capté de la manière la moins intrusive possible, le TAT conclut que l’atteinte à la vie privée n’est qu’apparente et se justifie au sens de l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne. La preuve découlant de l’enregistrement étant recevable dans son intégralité, le juge administratif en tiendra compte pour la suite de l’analyse. Et cette analyse lui permettra d’accueillir la réclamation de la travailleuse et de déclarer qu’elle a subi une lésion professionnelle. 

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