La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) institue le Bureau d’évaluation médicale (BEM), un organisme indépendant de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). 

En cas de divergence d’opinions entre le professionnel de la santé ayant charge d’une victime de lésion professionnelle et le professionnel de la santé désigné par la CNESST sur une question d’ordre médical, cette dernière peut transmettre le dossier au BEM afin qu’il rende un avis. Celui-ci peut également être appelé à se prononcer sur des différends qui opposent le médecin du travailleur à celui désigné par un employeur.

Un article paru dans Le Médecin du Québec (Bureau d’évaluation médicale | Le Médecin du Québec (lemedecinduquebec.org) et portant sur le rôle du BEM souligne que l’organisme fait face à un manque d’effectif. Le BEM peine notamment «à trouver des cliniciens pour se prononcer sur des situations concernant l’usage du cannabis thérapeutique».

Un avis du BEM qui se fait attendre

Dans une affaire sur laquelle le Tribunal administratif du travail (TAT) (Fredette et Équipement MCF inc.) s’est récemment penché, la CNESST avait demandé un avis du BEM relativement à l’usage du cannabis comme traitement pour un travailleur souffrant de douleurs lombaires chroniques à la suite de sa lésion professionnelle. Le médecin de ce dernier et le professionnel de la santé désigné par la CNESST divergeaient d’opinion à l’égard de ce traitement.

La demande de la CNESST avait été faite en août 2017. Celle-ci y suggérait une évaluation en anesthésie. En 2022, le dossier n’avait toujours pas été confié à un membre du BEM. Or, en vertu de l’’article 222 LATMP, «[l]e membre du Bureau d’évaluation médicale rend son avis dans les 30 jours de la date à laquelle le dossier lui a été transmis […]». [Nos soulignements.]

N’ayant pas obtenu d’avis du BEM, la CNESST a rendu une décision en se basant sur l’avis du professionnel de la santé qu’elle avait désigné et a refusé de rembourser au travailleur le coût du cannabis thérapeutique qui lui avait été prescrit.

La décision de la CNESST était fondée sur un article de la loi qui prévoit que «[l]orsque le membre [du BEM] ne rend pas son avis dans le délai prescrit à l’article 222, la Commission est liée par le rapport qu’elle a obtenu du professionnel de la santé qu’elle a désigné, le cas échéant» (art. 224.1 al. 2 LATMP). [Nos soulignements.]  

Une impasse?

Devant le TAT, la CNESST justifiait sa démarche en faisant notamment valoir son impuissance quant au délai de traitement des dossiers par le BEM et en invoquant une interprétation de la loi qui, selon elle, permettait de dénouer ce qu’elle qualifiait d’«impasse».

La CNESST ajoutait que le fait de se considérer comme liée par l’opinion du professionnel de la santé qu’elle avait désigné et de rendre une décision refusant les traitements permettait au travailleur de contester ce refus jusqu’au TAT, lequel est alors en mesure d’évaluer la nécessité des traitements à la lumière de la preuve, tout comme il le ferait s’il était saisi de la contestation d’une décision faisant suite à un avis du BEM.

La CNESST s’appuyait sur une décision du TAT ayant conclu qu’elle pouvait effectivement s’estimer liée par l’avis de son professionnel de la santé désigné alors que le BEM n’avait pas été en mesure de confier le dossier de la travailleuse à l’un de ses membres.

Une démarche irrégulière

Selon le juge administratif dans Fredette, la démarche de la CNESST est irrégulière. Il considère que, puisque le professionnel de la santé qui a charge du travailleur avait recommandé le cannabis comme traitement et que le dossier n’avait jamais été confié à un membre du BEM à la suite de la demande de la CNESST, cette dernière devait rendre une décision en fonction des conclusions du professionnel de la santé qui a charge et rembourser au travailleur le cannabis lui ayant été prescrit. La CNESST ne pouvait se baser sur l’avis du professionnel de la santé qu’elle avait désigné.

Le juge administratif retient qu’«il semble plus en accord avec l’esprit de la Loi de conserver la primauté de l’avis du professionnel de la santé ayant la charge du travailleur alors qu’aucun membre du [BEM] n’est désigné pour examiner le dossier du travailleur» (paragr. 32).

Ce faisant, le juge administratif reprend la position qu’il avait exprimée dans Baldoceda et Dubord & Rainville inc. Dans cette affaire, il avait retenu qu’un membre du BEM doit avoir été désigné pour que le délai de 30 jours dans lequel un avis doit être rendu puisse commencer à courir. Si aucun membre n’est valablement saisi du dossier d’un travailleur, ce délai ne court pas. Or, le non-respect de ce délai constitue une condition essentielle pour que la CNESST puisse se considérer comme liée par le rapport qu’elle a obtenu du professionnel de la santé qu’elle a désigné.

Dans Fredette, le juge administratif souligne qu’une telle interprétation des dispositions de la loi, qu’il qualifie de courant majoritaire, a également été retenue dans des décisions rendues récemment par le TAT.

Où se situe l’impasse?

En terminant, il est intéressant de relever certaines des réponses que le juge administratif apporte aux arguments présentés par la CNESST afin de justifier l’approche adoptée:

  • L’interprétation proposée par la CNESST mènerait continuellement à des refus de rembourser les traitements lors de désaccord des professionnels de la santé en lien avec le recours au cannabis à titre de traitement (paragr. 33).
  • La solution retenue par la CNESST a une répercussion évidente sur les travailleurs en les privant automatiquement de leur indemnisation et en leur faisant supporter le fardeau de contester jusqu’au Tribunal, ce qui ne peut correspondre à la volonté du législateur (paragr. 33).
  • Il est illogique de fonder l’interprétation de la loi sur l’incapacité du BEM à confier les dossiers en lien avec le cannabis à un spécialiste en anesthésiologie, soit la spécialité suggérée par la CNESST en l’espèce. Des professionnels de différentes spécialités peuvent parfois se prononcer sur une pathologie et sur la pertinence d’un soin ou encore d’un traitement (paragr. 34).
  • Il appartenait à la CNESST, dans sa demande, ou encore au BEM de désigner une autre spécialité afin d’obtenir un avis dans un délai raisonnable (paragr. 34).

Comme le souligne le juge administratif, une augmentation du nombre de professionnels de la santé membres du BEM permettrait probablement de trouver une solution aux longs délais qui peuvent s’écouler avant d’obtenir un avis de cet organisme. Toutefois, il n’appartient pas au Tribunal de régler cette délicate question.

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