La COVID-19 a fait couler beaucoup d’encre dans plusieurs de domaines de droit. La jurisprudence dans celui des relations du travail a été particulièrement foisonnante.

Récemment, quelques décisions ont été rendues où il s’agissait d’appliquer les notions de «lieux du travail», de «rappel au travail» ou d’«établissement» dans un contexte de télétravail.

Comme les textes en jeu, qu’il s’agisse de dispositions statutaires ou conventionnées, n’ont pas été écrits avant le déploiement massif de ce mode de travail, les décideurs ont souvent dû s’adonner à un exercice d’interprétation, et ce, avec des résultats variés, sinon contradictoires.

Indemnités minimales

Dans Syndicat du personnel de soutien de Dawson et Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) Dawson (grief syndical), s’appuyant sur l’article 58 de la Loi sur les normes du travail (L.N.T.), le syndicat réclamait une rémunération de 3 heures pour une rencontre d’évaluation du rendement d’une durée d’environ 20 minutes à laquelle le plaignant avait pris part virtuellement. Le Tribunal a conclu que les faits particuliers du dossier justifiaient le versement de l’indemnité minimale.

Dans Hydro-Québec et Syndicat des technologues d’Hydro-Québec, SCFP, section locale 957 (grief syndical), l’arbitre a au contraire estimé que tant l’article 58 L.N.T. que la convention collective exigeaient qu’il y ait un déplacement du salarié vers un établissement de l’employeur.

Dans Syndicat professionnel des ingénieurs d’Hydro-Québec inc. et Hydro-Québec (grief collectif), l’arbitre a retenu la solution contraire, estimant notamment qu’il devait «tenir compte de l’introduction de nouveaux lieux du travail dans la convention collective ou avec l’autorisation de l’employeur, assortie de l’assurance que les ingénieurs continuent de bénéficier des conditions de travail qui y sont prévues» (paragr. 106).

Santé et services sociaux

En matière de santé et de services sociaux, un courant jurisprudentiel largement prépondérant exclut, depuis plusieurs années, le travail à domicile de la portée d’indemnités exigeant un déplacement dans les locaux de l’employeur.

Une sentence arbitrale vient de rompre de façon radicale avec ces précédents. En effet, dans Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes et infirmières auxiliaires de Laval (SIIIAL-CSQ) et Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval (CISSS de Laval) (griefs individuels, Hélène Daoust et autres), l’arbitre a estimé que, si la notion de «lieu de travail» avait évolué pour inclure le domicile du bénéficiaire, rien n’empêchait de l’étendre à celui de l’infirmière en disponibilité (de garde):

[50] La notion de lieu de travail doit s’interpréter largement dans le cas du service de soins à domicile. Le domicile du bénéficiaire est reconnu comme lieu de travail pour ce service. Le Tribunal considère que cette même logique s’applique dans le cas du domicile de l’infirmière qui est en en mesure d’y effectuer une prestation de travail en offrant des soins, sans se déplacer chez le bénéficiaire. Le contexte nous permet de conclure en ce sens puisqu’il existe une multitude de lieux autorisés par l’Employeur pour l’exécution de la prestation de travail. Les lieux de travail sont variables et se situent souvent à l’extérieur des locaux de l’Employeur, avec l’accord de ce dernier.

Le concept d’«établissement déployé» et les dispositions anti-briseurs de grève

Des 4 décisions qui suivent, 2 proviennent du Tribunal administratif du travail (TAT). Les 2 autres constituent leur contrôle judiciaire respectif. Les résultats peuvent difficilement être plus discordants.

Tribunal administratif du travail

Dans Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., accusé par le syndicat de violer l’article 109.1 g) du Code du travail (C.tr.), l’employeur se défendait notamment en faisant valoir que les fonctions de salariés en cause étaient exécutées au moyen du télétravail et non dans l’établissement dans lequel le lock-out avait été déclaré. Introduisant la notion d’«établissement déployé», en l’occurrence grâce aux technologies de l’information, et intégrant à son analyse les changements imposés par la pandémie de la COVID-19 et le confinement, le TAT a donné raison au syndicat sur ce point.

[144] En un très court laps de temps, les acteurs du monde du travail se sont mobilisés pour faire en sorte que la prestation de travail des salariés puisse être fournie depuis le lieu où ils s’étaient confinés, au moyen des technologies de l’information et de communication, des réseaux privés virtuels, RPV, qui se sont déployés à la vitesse grand V jusqu’à l’intérieur de la résidence privée des salariés et des différents systèmes d’exploitation qui ont été adaptés à la situation. L’adage était de dire que l’avion se construisait en plein vol.

[…]     

[146] La notion d’«établissement» ne saurait être imperméable à ce phénomène omniprésent, d’où l’importance et la nécessité d’en adopter une interprétation contextuelle et dynamique.     

[…]     

[149] C’est la nature même du télétravail et son déploiement à très grande échelle dans le monde du travail qui forcent à reconnaître que la notion d’«établissement» peut s’entendre non seulement du lieu strictement physique où les salariés fournissent leur prestation de travail, mais aussi des lieux où cet «établissement» se déploie même virtuellement et d’où les salariés exécutent leur travail, et ce, au-delà des «frontières traditionnelles» de l’«établissement».

Dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago, le TAT est parvenu à la même conclusion, reprenant la notion d’«établissement déployé» exposée dans Unifor, section locale 177 et estimant que le recours au télétravail violait l’esprit des dispositions anti-briseurs de grève:

[76] En interprétant et en actualisant la notion d’établissement identifiée à l’accréditation de façon à tenir compte de cette nouvelle réalité du virtuel et du télétravail, le Tribunal tranche en interdisant cette façon de contourner l’interdiction. Les fonctions des salariés de l’unité en grève ne peuvent être remplies à distance, en télétravail, par des employés non syndiqués, sans contrevenir à l’esprit des dispositions anti-briseurs de grève.

Approbation de la notion d’«établissement déployé»

Le 10 mai 2023, dans Coop Novago c. Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière – CSN, la Cour supérieure a estimé que la décision du TAT était raisonnable, malgré l’existence de certaines zones d’ombre dans son raisonnement. La Cour semble même être allée plus loin dans son approbation de l’actualisation du concept d’«établissement» introduit dans Unifor, section locale 177:

[42] Au final, le Tribunal est d’avis que l’actualisation du terme «établissement» à la lumière des nouvelles réalités (virtuel et télétravail) justifie le TAT de conclure que les fonctions des salariés de l’unité en grève ne peuvent être remplies à distance, en télétravail, par des employés non syndiqués, sans contrevenir à l’objet de la loi et particulièrement aux dispositions traitant des mesures anti-briseurs de grève.

[43] En l’espèce, comme le fait le TAT, il s’avère tout à fait approprié d’interdire de contourner les dispositions du Code du travail (art. 109.1 CT), par l’accomplissement des tâches des travailleurs en grève par des tierces salariées en télétravail. C’est pourquoi la décision du TAT doit être qualifiée de raisonnable et le pourvoi rejeté sur cette question.

Ce qui ne semble pas avoir été porté à l’attention de la Cour, c’est que, le 24 avril précédent, Unifor, section locale 177 et le concept d’«établissement déployé» avaient été cassés en contrôle judiciaire.

Répudiation du concept d’«établissement déployé»

En effet, dans Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail, la Cour est intervenue, reprochant notamment au TAT de s’être arrogé le rôle du législateur, de s’être écarté des précédents des tribunaux supérieurs sans offrir de justification et d’avoir abusé de sa «connaissance d’office» en s’aventurant dans le domaine des technologies de l’information.  

Un autre point important souligné par la Cour est le fait que le corollaire de l’élargissement de l’infraction prévue à l’article 109.1 g) C.tr. était l’élargissement des pouvoirs dévolus à l’enquêteur aux termes de son article 109.4, lesquels s’étendaient dès lors à la résidence privée d’un salarié:

[120] Néanmoins, en conséquence de la Décision, il appert que le ministre puisse désormais, sur demande, dépêcher un enquêteur accompagné de plusieurs personnes afin de visiter une résidence privée, y compris celle de madame Racicot.

En d’autres termes, le TAT, en voulant protéger le droit d’association, s’était trouvé, sans aborder la question, à fragiliser un droit tout aussi important, soit celui à la protection de la vie privée.

Controverse jurisprudentielle

En somme, il semble exister à cet égard une jurisprudence contradictoire portant sur des enjeux qui dépassent largement le seul intérêt des parties. Il ne serait donc pas surprenant que la Cour d’appel veuille s’y pencher.

La décision de la Cour supérieure dans l’affaire Unifor, section locale 177 fait d’ailleurs l’objet d’une requête pour permission d’interjeter appel et d’une déclaration d’appel. 

À suivre…

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