La pénurie de main-d’œuvre dans le milieu de la santé entraîne des répercussions jusque dans les litiges médicaux qui surviennent au cours de l’évolution d’un dossier de lésion professionnelle, plus particulièrement lorsque le Bureau d’évaluation médicale (BEM) n’est pas en mesure de désigner un spécialiste dans un champ de pratique donné afin qu’un avis soit rendu relativement à une contestation qui lui a été transmise par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).  

J’ai eu l’occasion de traiter de cette question dans un billet précédent. J’y discutais une décision dans laquelle le Tribunal administratif du travail (TAT) avait conclu que la CNESST, qui faisait face à l’incapacité du BEM de désigner un membre afin qu’un avis soit rendu relativement au différend médical qui lui avait été soumis, ne pouvait s’en remettre à l’avis du professionnel de la santé qu’elle avait désigné, mais devait rendre une décision en fonction des conclusions du professionnel de la santé qui a charge.  

La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) ne prévoit pas ce qu’il advient dans le cas où le BEM ne désigne pas un membre pour rendre un avis sur une contestation qui lui a été transmise par la CNESST. 

C’est en s’appuyant sur les dispositions du deuxième alinéa de l’article 224.1 LATMP que la CNESST, dans Fredette, s’en était remise à l’opinion du professionnel de la santé qu’elle avait désigné. Or, la jurisprudence est partagée en ce qui a trait à la possibilité de recourir à cet article quand le BEM ne parvient pas à désigner un membre, et ce, parce que son libellé ne vise pas explicitement une telle situation.  

Le TAT a traité de la question dans St-Hilaire et Mondelez Canada inc. Dans une décision étoffée, il a exposé clairement les courants jurisprudentiels en la matière après avoir procédé à une analyse des dispositions relatives à la procédure d’évaluation médicale et des principes autour desquels celle-ci s’articule.  

Dans cette affaire, le TAT devait d’abord statuer sur un moyen préliminaire par lequel le travailleur, dans le contexte de sa contestation d’une décision de la CNESST, invoquait l’irrégularité de la procédure d’évaluation médicale. Le BEM n’était pas parvenu à désigner un membre pour rendre un avis quant à la contestation médicale qui lui avait été transmise en août 2020.
En juillet 2021, la CNESST s’était finalement désistée de sa demande. S’en remettant à l’avis du professionnel de la santé qu’elle avait désigné, elle a refusé de rembourser au travailleur le coût du cannabis médical qui lui avait été prescrit.  
 

Les courants jurisprudentiels 

Le deuxième alinéa de l’article 224.1 LATMP prévoit que, lorsque le membre du BEM ne rend pas son avis dans le délai prescrit à l’article 222, soit dans les 30 jours suivant la date à laquelle le dossier lui a été transmis, la CNESST «est liée par le rapport qu’elle a obtenu du professionnel de la santé qu’elle a désigné […]». 

Comme le rappelle le TAT dans St-Hilaire, selon un premier courant jurisprudentiel, dans le cas où le BEM est incapable de désigner un membre après un long délai d’attente, la CNESST ne peut recourir au mécanisme prévu au deuxième alinéa de l’article 224.1 LATMP pour «faire aboutir la procédure d’évaluation médicale» (paragr. 26) et se déclarer liée par l’opinion du professionnel de la santé qu’elle a désigné étant donné que les conditions qui sont énoncées à cet alinéa ne sont pas respectées. En effet, le délai dont il y est fait mention ne peut être dépassé dans la mesure où aucun membre n’a encore été désigné par le BEM.   

Les décideurs qui souscrivent à ce courant jurisprudentiel considèrent que le fait pour la CNESST de rendre une décision en fonction de l’avis du professionnel de la santé qu’elle a désigné dans de telles circonstances entache la régularité de la procédure d’évaluation médicale. La CNESST doit plutôt rendre une décision en se basant sur l’avis du professionnel de la santé qui a charge, auquel elle est liée en vertu de l’article 224 LATMP. 

Les tenants du second courant jurisprudentiel sont d’avis que, lorsque «les délais du [BEM] sont anormalement longs, […] en raison du silence de la Loi, la [CNESST] peut, par analogie, appliquer la solution que prévoit le deuxième alinéa de l’article 224.1 […] afin de faire aboutir la procédure d’évaluation médicale» (paragr. 102). 

Une telle solution est celle qui correspondrait le mieux à l’objectif de célérité du législateur puisqu’elle permet notamment de limiter les délais administratifs. En outre, elle respecte les droits des parties étant donné que la CNESST rend une décision qui peut être contestée devant le TAT.  

Dans St-Hilaire, le TAT adhère au second de ces courants jurisprudentiels. Il retient notamment que, si la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles reconnaît à l’avis du professionnel de la santé qui a charge du travailleur une grande importance, elle accorde du même coup à la CNESST ainsi qu’à l’employeur le droit de contester cet avis. Le TAT souligne entre autres choses qu’il est nécessaire «que la procédure d’évaluation médicale s’effectue rapidement, avec célérité et efficacité, non seulement afin que le travailleur obtienne des soins de qualité, en temps opportun, mais également, afin de garantir la survie du régime d’indemnisation» (paragr. 105). 

Un courant jurisprudentiel perfectible 

Bien que le TAT endosse ainsi les motifs du second courant jurisprudentiel, il poursuit sa réflexion et articule la solution au problème d’une façon légèrement différente puisqu’il considère que celle préconisée par les tenants de ce courant est perfectible.  

En effet, ces décideurs considèrent que le recours à l’avis du professionnel de la santé désigné par la CNESST n’entache pas la régularité de la procédure d’évaluation médicale. Pour sa part, le TAT, bien qu’il soit d’accord avec le résultat que ces décideurs recommandent, à savoir que le Tribunal se considère comme valablement saisi du litige médical et le tranche, estime qu’il est préférable de parvenir à un tel résultat en constatant l’irrégularité qu’entraîne le retard du BEM à désigner un membre. Certes, le résultat auquel le TAT arrive n’est pas différent, ce qu’il prend la peine de mentionner. Toutefois, les considérations qui sous-tendent son approche méritent que l’on s’y attarde. 

À cet égard, le TAT est d’avis que «déclarer que la procédure d’évaluation médicale est régulière occulte de l’analyse l’impact et l’importance de la tardiveté du [BEM], alors qu’il s’agit pourtant du fond du problème» (paragr. 124). Selon lui, l’impasse administrative entraînée par ce retard constitue le «véritable accroc» (paragr. 125) à la procédure. 

Le TAT souligne par ailleurs que la «solution que préconisent les tenants du deuxième courant jurisprudentiel infère que passer par le deuxième alinéa de l’article 224.1 […] est la «bonne» façon de faire aboutir le processus» (paragr. 128). Il rappelle cependant que cet alinéa ne vise que la CNESST, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles n’offrant pas aux autres parties de mécanisme qui leur permette, de leur propre initiative, de «faire aboutir» une procédure qui s’éternise et dont elles subissent tout autant les conséquences.  

Ainsi, l’application du deuxième alinéa de l’article 224.1 LATMP ne peut être l’unique solution à l’impasse administrative entraînée par l’incapacité du BEM à désigner un membre. C’est du moins ce qui semble ressortir des propos du TAT: 

« [133] La solution juridique doit permettre à toutes les parties de dénoncer cette irrégularité afin d’obtenir, si elles le souhaitent, l’aboutissement du processus ainsi qu’une résolution rapide du litige médical. 

[134] Ce résultat pourrait alors s’obtenir au moyen de toute solution créative à laquelle les parties penseront, que ce soit en passant par le deuxième alinéa de l’article 224.1 de la Loi ou encore au moyen de n’importe quelle autre avenue juridique raisonnable. 

[135] En effet, lorsque le Bureau d’évaluation médicale n’est pas en mesure de trancher le litige médical dans un délai raisonnable, comme le souhaite le législateur, on peut demander au Tribunal de le faire […]. 

[136] Le Tribunal est habilité à interpréter la Loi de manière à se considérer comme valablement saisi du litige, en dépit de l’absence d’avis du Bureau d’évaluation médicale, lorsque ce dernier est incapable d’accomplir sa fonction comme il le devrait.   

[…]  

[138] Cette interprétation est […] celle qui encourage la Commission, l’employeur et le travailleur à dénoncer de manière proactive, diligente et opportune l’irrégularité, lorsque le délai d’attente est déraisonnable ou anormal, dans le respect des droits que le législateur confère à chacun, conformément à l’esprit et l’objet de la Loi.»  

[Nos caractères gras.] 

Conclusion 

Dans St-Hilaire, le TAT a conclu que l’«incapacité du [BEM] à désigner un membre dans un délai acceptable rend la procédure d’évaluation médicale irrégulière» (paragr. 146). Devant cette impasse administrative, la CNESST pouvait faire aboutir la procédure d’évaluation médicale en s’en remettant à l’avis du professionnel de la santé qu’elle avait désigné, et dont l’opinion relativement à la pertinence du recours au cannabis médical à titre de traitement était contraire à celle du professionnel de la santé qui a charge. 

Valablement saisi du litige médical par le travailleur, le TAT a tranché celui-ci. À la lumière de la preuve prépondérante, il a considéré que le traitement recommandé au travailleur était nécessaire afin de pallier les conséquences de sa lésion professionnelle et a déclaré que ce dernier avait droit au remboursement du cannabis médical qui lui avait été prescrit.  

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