Le 28 juillet 2023, la Cour d’appel a rendu un arrêt important qui met la lumière sur un immense vide juridique concernant le régime applicable aux accusés atteints de troubles mentaux et inaptes à subir leur procès. Cet enjeu a obligé la Cour à «sortir des sentiers battus» et «nécessite d’adopter une approche créative de sorte à assurer la protection des droits fondamentaux d’un inculpé atteint de troubles mentaux au stade de la détermination de la peine» (paragr. 27).
Dans cette affaire, en 2021, l’accusé a été déclaré coupable d’agression sexuelle à l'endroit de sa nièce âgée de 14 ans. En avril 2022, alors que la détermination de la peine était en délibéré depuis quelques mois, l’avocat de l’accusé a formulé une demande de réouverture d’enquête pour déterminer l’aptitude de l’accusé à recevoir sa peine, et ce, compte tenu de la dégradation progressive de sa condition mentale. Le tribunal a refusé de rouvrir l’enquête pour se pencher sur l’aptitude de l’accusé au stade de la peine et lui a imposé une peine de 5 ans d’emprisonnement. La Cour d’appel a infirmé la peine et a ordonné le retour du dossier devant la Cour du Québec afin que celle-ci procède à une enquête sommaire sur l’état mental de l’accusé au stade de la peine.
L’angle mort de la Partie XX.1 du Code criminel (C.Cr.): l’inaptitude à subir son procès au stade de la détermination de la peine
Sous la plume du juge Guy Gagnon, la Cour d'appel a amorcé son analyse en rappelant l’historique et les principes du cadre législatif concernant les accusés qui, en raison de troubles mentaux, sont inaptes à subir leur procès au sens de l’article 2 C.Cr. Cette inaptitude couvre l’incapacité de l’accusé, en raison de ces troubles, d’assurer sa défense, de donner des instructions à un avocat à cet effet, de comprendre la nature des poursuites, etc. Le cadre législatif en question se trouve à la Partie XX.1 du code; il permet aux juges, d’office ou à la demande d’une partie, d’ordonner que l’aptitude de l’accusé soit déterminée, et ce, avant de rendre un verdict. Si l’accusé est déclaré apte, il devra subir son procès; dans le cas contraire, un mécanisme institutionnel de soin et de garde se met en branle, l’accusé devant être ramené devant le tribunal selon un certain échéancier, et ce, jusqu’à ce qu’il subisse son procès ou qu’il soit acquitté.
Comme le souligne le juge Gagnon, ce régime ne vise que les accusés dont l’aptitude a été mise en cause avant le verdict, et non ceux dont l’aptitude est questionnée au moment de la détermination de la peine. Cette lacune place les juges dans une «situation intenable» lorsque vient le temps de déterminer la peine appropriée dans le cas d’un accusé dont le problème de santé mentale se manifeste au stade de la peine. Bien que le législateur ait montré à plusieurs reprises qu’il était conscient de ce vide juridique, il n’a pas concrétisé sa volonté affichée d’apporter les correctifs nécessaires.
L’approche créative de la Cour d’appel: les 2 étapes de l’évaluation de l’aptitude d’un inculpé au stade de la peine
Selon la Cour d’appel, cette lacune n’avait pas pour effet de priver les inculpés, au stade de la peine, de leurs droits fondamentaux protégés notamment par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, tels que le droit à une droit à une défense pleine et entière et celui de «ne pas être soumis à une procédure inéquitable en raison de l’absence de connaissance directe, de la part du délinquant, des procédures qui se déroulent devant lui» (paragr. 40). Ainsi, le juge, même après le verdict de culpabilité, doit s’assurer que l’accusé demeure présent mentalement et est capable de comprendre les procédures engagées contre lui (y compris la détermination de la sentence), de participer au débat et de communiquer avec son avocat.
C’est notamment sur ces principes de justice fondamentale que se fonde la première étape développée par la Cour:
[59] En somme, si la question de l’aptitude du délinquant se pose au stade de la peine, il faut y répondre à la première étape selon la norme «des motifs raisonnables de croire».
[60] Le juge aura alors deux possibilités. La première – et elle ne souffre d’aucune controverse – réside dans la conclusion selon laquelle il n’y a pas de motif raisonnable de croire que l’aptitude du délinquant nécessite d’être examinée. Les procédures inhérentes à la détermination de la peine suivront alors leur cours sans autre forme de vérification. Dans le cas contraire, se soulèvera alors la question de l’ordonnance d’évaluation proprement dite.
La deuxième étape est donc celle de l’ordonnance d’évaluation. D’abord, la Cour rappelle que l’ordonnance qui vise à déterminer l’aptitude d’un délinquant n’est pas prévue par la loi et que ni l’article 672.12 (1) C.Cr., ni la common law, ni l’avenue constitutionnelle ne confèrent au juge le pouvoir d’assujettir un accusé, au stade de la peine, à la Partie XX.1 du code.
La solution, pour le juge Doyon, se trouve donc du côté des articles 721 et 723 (3) C.Cr.: si un juge a des motifs raisonnables de croire qu’une preuve concernant l’état mental du délinquant est nécessaire pour déterminer son aptitude à recevoir sa peine, ces dispositions lui «confèrent le pouvoir de requérir un rapport comportant un volet principal sur son état de santé mental de la nature d’une évaluation psychiatrique» (paragr. 91). Cette solution a d’ailleurs déjà été adoptée par une certaine jurisprudence, aussi bien au Québec que dans les autres provinces. Ce pouvoir du juge repose notamment sur la doctrine de la compétence par déduction nécessaire et les pouvoirs implicites d’un tribunal statutaire.
Si cette évaluation psychiatrique conclut à l’inaptitude du délinquant, la seule issue devient la suspension de l’instance, compte tenu de l’inapplicabilité de la Partie XX.1 du code et du fait que la poursuite des procédures de détermination de la peine ne pourrait se faire sans violer les droits de l’accusé. Toutefois, la suspension ne doit être prononcée que lorsque «l’inaptitude du délinquant ne pourra pas se résorber à l’intérieur d’un délai raisonnable apprécié selon les attentes du système de justice en matière d’efficacité» (paragr. 94). Si l'inaptitude ne s’avérait que provisoire, la détermination devrait être reportée, le temps pour le délinquant de «recouvrer dans un délai raisonnable un état de santé mental suffisant pour lui permettre de recevoir sa peine» (paragr. 95).
Dans le cas d’une suspension de l’instance, qui suscite bien entendu des questions importantes en matière de sécurité du public, il sera alors du ressort du régime civil en matière de soins de la personne de prendre le relais.
Retour du dossier à la Cour du Québec
Cette affaire est donc retournée devant la Cour du Québec, qui a récemment rendu un jugement éclairant sur les conséquences de l’arrêt de la Cour d’appel de juillet dernier. Le tribunal, qui a constaté qu’une ordonnance déclarant l’accusé inapte à consentir aux soins requis par son état de santé avait été rendue par la Cour supérieure quelques mois auparavant, a requis un rapport sur l’état de santé mental de l’accusé de la nature d’une évaluation psychiatrique, suivant en cela la méthode préconisée par la Cour d’appel. Selon le rapport du psychiatre, l’accusé souffrait d’un «trouble mental sévère avec perte de contact avec la réalité et atteinte des fonctions cognitives» (paragr. 15) dont le pronostic était pauvre. Le tribunal a ainsi déterminé que la preuve démontrait, par une preuve prépondérante, que l’accusé était inapte et que cette condition mentale était probablement de longue durée, «sinon [...] permanente» (paragr. 25).
Le tribunal a également confirmé que la solution à appliquer dans ce scénario était la suspension de l’instance et non l’arrêt des procédures, comme le suggérait la poursuite. La juge a également fait part des inquiétudes qu’elle avait en lien avec la libération de l’accusé, eu égard à la sécurité de la victime et à celle du public en général, et ce, compte tenu des comportements violents et des diagnostics posés à son endroit. Même si ces inquiétudes, dans cette affaire, ont pu être dissipées, les commentaires de la juge illustrent les risques pour la sécurité publique qui peuvent se présenter lorsqu’un tribunal ordonne la suspension de l’instance, laquelle termine les procédures. Notamment, une telle ordonnance ne peut être assortie de quelque condition que ce soit, telles une mesure probatoire ou d’autres conditions accessoires permettant un contrôle du risque posé par le délinquant après sa libération de détention. La possibilité, par exemple, qu’une ordonnance de soins ne soit pas rendue, ou qu'elle soit rendue tardivement, ou que cette ordonnance soit insuffisante pour maintenir un encadrement adéquat et approprié au niveau de risque, demeure. Une solution serait peut-être une réforme du Titre XX.1 du code permettant d’intégrer une approche comparable aussi bien pour les inculpés inaptes avant le verdict que pour ceux devenus inaptes au stade de la peine?
Les auteurs du Blogue ne peuvent donner d'opinion ni de conseil juridique relativement aux situations personnelles des lecteurs.
Consultez un avocat ou un notaire pour obtenir des réponses appropriées à votre situation : visitez la Boussole juridique pour trouver des ressources gratuites ou à faible coût.