En tant que conseiller juridique qui prend connaissance d'une importante quantité de jugements du Tribunal administratif du travail (TAT) en matière de lésion professionnelle, il n'est pas rare d'être confronté à des renseignements qui touchent de très près la vie personnelle et intime des justiciables. Lorsque ceux-ci déposent, par exemple, une réclamation afin de faire reconnaître la nature professionnelle d'un problème de santé, qu'il soit physique ou psychologique, ils acceptent bien souvent en contrepartie qu'une partie de leur dossier médical soit divulgué. Il s'agit en quelque sorte d'une renonciation implicite à la confidentialité de certaines informations qui peuvent parfois s'avérer sensibles. Pour protéger le droit à la vie privée, il arrive que des mesures doivent être prises. Dans le présent billet, il sera question de l'une de ces mesures, soit l'anonymisation, et d'un exemple jurisprudentiel récent de son application, soit l'affaire L.T. et Ministère A.

Les faits

En janvier 2012, une travailleuse a subi un accident du travail lorsqu’elle a fait une chute sur la chaussée alors qu’elle se déplaçait vers l’entrée de l’établissement de l’employeur. En octobre 2020, à la suite de la consolidation de la lésion professionnelle, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) a déclaré que la travailleuse était capable de reprendre son emploi. En décembre 2021, la CNESST a refusé la réclamation de la travailleuse pour une récidive, rechute ou aggravation de sa lésion initiale. Insatisfaite, la travailleuse a contesté ces décisions devant le TAT. De façon préliminaire, l'employeur demande au TAT que la décision ne soit pas anonymisée, contrairement aux autres décisions relatives à la lésion de janvier 2012. De son côté, la travailleuse s'oppose à la requête de l'employeur.

Le droit

Dans un premier temps, le TAT effectue un rappel des principes applicables en pareilles circonstances. En vertu de l'article 9 de La Loi instituant le Tribunal administratif du travail, il a le pouvoir de décider de toute question de droit ou de fait nécessaire à l’exercice de sa compétence. Plus particulièrement, le paragraphe 7 de cet article lui permet d'«omettre le nom des personnes impliquées lorsqu’il estime qu’une décision contient des renseignements d’un caractère confidentiel dont la divulgation pourrait être préjudiciable à ces personnes». Ensuite, le TAT souligne l'importance du principe de la publicité de la justice et des débats qui l'entourent dans notre société démocratique. Il mentionne également les dispositions des chartes, dont l'article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne, qui énonce le droit à une audience publique. Le TAT évoque également les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Sherman (Succession) c. Donovan :

«Par l’arrêt Sherman la Cour Suprême rappelle que les tribunaux peuvent faire exception au principe de la publicité des débats en raison de l’intérêt d’une personne à protéger un aspect fondamental de sa vie privée, considérant le caractère sensible de certains éléments mis en preuve au dossier.» (L.T. et Ministère A, paragr. 40)

[Nos soulignements.]

Comme le mentionne le TAT, il est primordial, avant de consentir à l’anonymisation d’une décision, d'appliquer le test élaboré par la Cour suprême dans ce même arrêt. Ce test comporte 3 conditions que doit établir une personne qui demande au tribunal d'exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité:

  1. La publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
  2. L'ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l'intérêt mis en évidence, car d'autres mesures raisonnables ne permettront pas d'écarter ce risque;
  3. Du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l'ordonnance l'emportent sur ses effets négatifs.

Dans le dossier dont il est saisi, le TAT conclut que la première condition est remplie:

«[D]ans un objectif d’intelligibilité de la décision, plusieurs informations médicales, concernant tant la santé tant physique, que mentale de la travailleuse ainsi que sur son intimité, doivent être explicitement énoncées. Ces informations étant nécessaires afin de répondre adéquatement aux questions posées par les litiges et pour motiver clairement les réponses à ces questions.

En raison de la nécessité de discuter de ces informations sensibles, le Tribunal juge qu’il y a ici, un risque sérieux pour un intérêt public important, soit celui de la protection du droit à la dignité de la travailleuse.» (L.T. et Ministère A, paragr. 41 et 42)

[Nos soulignements.]

Il constate également que les deuxième et troisième conditions sont remplies:

«Pour les mêmes raisons, le Tribunal estime que l’ordonnance d’anonymisation est nécessaire pour écarter le risque d’atteinte au droit à la dignité de la travailleuse.

Aussi, cette ordonnance est dans les circonstances, celle qui porte le moins atteinte au principe de la publicité de la justice et des débats, en ce qu’elle permet de comprendre les enjeux en litige et le traitement qu’en fait le Tribunal.

Du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.» (L.T. et Ministère A, paragr. 44, 45 et 46)

[Nos soulignements.]

Quant à l'employeur, il fait valoir l'argument selon lequel une décision d'un autre tribunal administratif a pourtant rejeté une requête préliminaire de la travailleuse demandant l'anonymisation. Or, pour le TAT, cette décision ne change rien à son analyse puisque le litige devant cet autre tribunal administratif est d’une tout autre nature que ceux dont il est saisi:

«Malgré une apparente contradiction entre les décisions de deux juridictions, la nature et les conditions des litiges qui leur sont propres peuvent justifier le refus de l’ordonnance d’anonymisation dans l’une et l’acceptation dans une autre, et ce, sans que soit compromise la bonne administration de la Justice.» (L.T. et Ministère A, paragr. 50)

Par ailleurs, le TAT note que, depuis 2016, plusieurs décisions concernant la lésion professionnelle de la travailleuse ont été anonymisées. Il souligne aussi que, mis à part la décision de cet autre tribunal administratif, l’employeur n’a administré aucune preuve lui permettant de conclure à un potentiel effet négatif d’une ordonnance d’anonymisation sur la bonne administration de la justice. Selon le TAT, «la preuve démontre qu’un refus d’anonymiser la décision aurait certainement des effets délétères sur la santé de la travailleuse lui causant une détresse psychologique certaine, sans compter les potentiels effets néfastes sur son employabilité future» (L.T. et Ministère A, paragr. 4). La travailleuse s'étant déchargée de son fardeau de preuve, le TAT ordonne que sa décision soit anonymisée et que les personnes y étant nommées soient désignées par leurs initiales et l’employeur, comme Ministère A.

Quant au fond, le TAT déclare que la travailleuse a subi une récidive, rechute ou aggravation et qu'il était prématuré pour la CNESST de se prononcer sur sa capacité à exercer son emploi.