En matière de diffamation, les propos litigieux doivent être analysés dans leur contexte. À la fin du mois de mai dernier, trois décisions ont été rendues en matière de diffamation dans un contexte politique, lesquelles constituent un véritable «cours 101» sur le sujet. Voici ce qu’il faut retenir de celles-ci.
Séguin c. Pelletier
Tout d’abord, le 29 mai, la Cour d’appel, dans Séguin c. Pelletier, a dû trancher des litiges en diffamation opposant un maire, Pelletier, à des membres de son conseil municipal, les appelants. Voici un bref résumé des faits : Lors de l'élection municipale tenue en novembre 2005, Pelletier a été élu maire de la Ville de Brossard. Tous les appelants, à l'exception de Gagné, ont été élus conseillers municipaux sous l'égide de Démocratie Brossard, le parti du maire. À l’automne 2006, les appelants Benoît, O'Donoughue, Benedetti, Thomas, Lucier et Séguin ont décidé de siéger à titre de conseillers indépendants. À la suite de cet événement, les rapports entre le maire et la majorité des conseillers se déroulaient sous le signe de l’affrontement. Aux élections municipales de novembre 2009, Pelletier a été défait, alors que presque tous les appelants ont été réélus. Celui-ci a intenté deux actions en diffamation, une première contre l'appelant Séguin et une seconde, sur les mêmes bases, contre les autres appelants. En première instance, le juge a accordé à Pelletier des dommages-intérêts totalisant 375 000 $. Dans un jugement unanime rendu par le juge Pelletier, la Cour d’appel a cassé cette décision.
Tout d’abord, la Cour a souligné que, «règle générale, des procédures en diffamation ciblent des propos particuliers prononcés dans un contexte bien défini. Celles à l’étude se singularisent du fait qu’elles font une très large place aux comportements des appelants comme si, en eux-mêmes, ils constituaient des atteintes à la réputation» (paragr. 37). Ici, «le juge s’immisce dans un domaine qui échappe généralement à l’autorité judiciaire, celui du débat politique. Le regard que le juge porte sur la totalité des comportements, gestes et propos des appelants relève, en réalité, d’un jugement de valeur sur des choix politiques, cela dit malgré la présence ici et là de phrases destinées probablement à atténuer ou à mettre de côté cette caractéristique fondamentale du jugement attaqué.» (paragr. 39).
La Cour précise alors que, «hormis des cas flagrants où la dimension déraisonnable saute aux yeux, ce qui n’est pas le cas ici, la qualité relative des motifs animant une action politique ne relève pas des tribunaux» (paragr. 42).
De plus, il est également important de préciser que la «vitalité de la démocratie dépend de la latitude accordée aux politiciens de débattre sans entrave indue. Ce contexte particulier donne à la liberté d’expression une portée plus étendue que dans la plupart des autres situations où elle entre en conflit avec le droit au respect de la réputation» (paragr. 44). Or, dans ce dossier, les commentaires diffamatoires exprimés par le conseiller Séguin, lorsqu'on les replace dans le contexte du débat politique partisan, ne franchissent pas les frontières de l’intolérable et ne constituent pas une faute.
Enfin, je vous renvoie aux paragraphes 64 à 69 de l’arrêt, où le juge Pelletier traite de la faute et de la véracité des propos en matière de diffamation, notamment en précisant les distinctions à faire avec la méthode d’analyse préconisée par la common law.
Leduc c. Houda-Pépin
Deux jours plus tard, soit le 31 mai, la Cour du Québec a rendu un jugement fort médiatisé dans un recours en diffamation mettant encore une fois en cause un maire de la Ville de Brossard, le demandeur Leduc. Ce dernier a intenté deux recours, l’un contre l’ex-députée Fatima Houda-Pépin, et un contre un ancien maire de la Ville, Lepage. Toutefois, dans le présent billet, il ne sera question que du litige touchant l’ex-députée; il est important de souligner que la réclamation contre Lepage a été rejetée.
Houda-Pépin a été élue députée de La Pinière initialement en septembre 1994, sous la bannière du Parti libéral du Québec. À la suite de victoires électorales successives, elle a occupé cette fonction jusqu’au dépouillement du scrutin de l’élection provinciale du 7 avril 2014, où elle se présentait cette fois comme candidate indépendante autorisée. Elle affrontait alors le candidat-vedette du Parti libéral, Dr Gaétan Barrette, élu lors de ce scrutin. À l’époque des faits litigieux, fait unique de la toile électorale québécoise, les limites de la Ville de Brossard étaient identiques à celles de la circonscription électorale provinciale de La Pinière. En mars 2014, Leduc a rédigé un courriel intitulé «Pourquoi j’appuie Gaétan Barrette», dans lequel il expliquait appuyer dorénavant cette candidature, malgré ce qu’il avait affirmé en début de campagne électorale. À la fin de ce courriel, le demandeur a inséré des liens permettant de lire une lettre qu’il avait transmise au premier ministre de l’époque, Jean Charest, pour lui faire part «d’une fâcheuse situation qui est devenue fort problématique», à savoir que la députée Houda-Pépin faisait preuve d’un antagonisme inexpliqué à son égard et à l’endroit de plusieurs autres membres du conseil de Ville. Leduc a conclu cette lettre de trois pages très défavorable envers cette dernière en déplorant l’attitude de celle-ci – «qui a coupé les ponts» – et en demandant au premier ministre de lui désigner un autre interlocuteur. Le 31 mars, Leduc a transmis son courriel et ses liens à tous les membres et anciens membres de son parti qui avaient encore une adresse courriel dans les registres de celui-ci. Mediasud.ca, le premier portail communautaire au Québec, a publié des extraits du courriel en question le 3 avril. À la fin de l’article se trouvent tous les liens permettant d’accéder notamment au courriel de Leduc et à la lettre qu’il a transmise à Charest.
Le 31 mars précédent, Houda-Pépin a écrit un texte dans lequel elle a déclaré : «ce n’est donc un secret pour personne qu’il s’agit d’une élection clé en main, livrée par l’équipe de Paul Leduc pour favoriser Gaétan Barrette. […] Paul Leduc se plaint qu’il a été refusé dans une activité de financement de la députée Fatima Houda-Pepin. Ce qu’il ne dit pas c’est qu’il s’est fait payer son billet et celui de sa femme par une tierce personne». La défenderesse a aussi publié son article sur son site Internet et y a ajouté le passage suivant : «C’est ce qu’on appelle les “prête-noms” et c’est interdit par la loi». Toujours le 31 mars, la défenderesse a donné une entrevue à TVRS.ca, un site Internet. Elle a alors réitéré les propos tenus dans sa lettre publiée le même jour. Le 7 avril suivant, après le dévoilement des résultats du scrutin et la victoire de Barrette, la défenderesse a accordé une entrevue sur les ondes de TVA (et LCN). Elle y a affirmé, en parlant du courriel de Leduc : «Et à la veille de l’élection, de résultats en tout cas, du 7 avril, il a envoyé une lettre non seulement aux médias mais aussi dans tous les foyers de Brossard, tout ça aux frais des contribuables de la Ville de Brossard».
La juge Sirois a conclu que Houda-Pépin n’avait aucun motif raisonnable de déclarer que le demandeur s’était fait payer son billet et celui de sa femme par une tierce partie pour participer à une activité de financement, alors qu’elle savait fort bien que son équipe avait refusé la participation du demandeur à cet événement. Selon la juge, cela constitue une faute grave d’avoir formulé pareille allégation à plusieurs reprises, pendant plusieurs jours, notamment en la diffusant sur son site Internet pendant plusieurs semaines et en ajoutant que c’est ce qu’on appelle les «prête-noms» et que «c’est interdit par la loi». De plus, la preuve révèle que cette affirmation est fausse. Il s’agissait donc là d’une attaque directe à l’honnêteté de Leduc, soit une insinuation de corruption.
La preuve démontre aussi clairement que celui-ci n’a pas «livré» d’élection «clé en main» à Gaétan Barrette. Cette allégation doit être lue en corrélation avec celle d’avoir organisé la campagne électorale de celui-ci à partir de l’hôtel de Ville et d’avoir utilisé les ressources de la Ville pour cette élection provinciale, notamment en envoyant une lettre à tous les citoyens de Brossard aux frais des contribuables. À ce sujet, Houda-Pépin n’avait pas de motifs raisonnables d’aller aussi loin et de persister jusqu’à la fin dans des accusations graves de malversation et d’utilisation de fonds publics à des fins interdites. Elle a donc ainsi commis une importante faute diffamatoire.
Quant au quantum, la juge a notamment tenu compte du fait que les allégations de détournement de fonds publics sont graves et lourdes de conséquence. De plus, en raison de celles-ci, Leduc est demeuré en retrait de la population pendant un certain temps, craignant des réactions négatives de citoyens devant des accusations venant d’une députée de grande notoriété. Par ailleurs, la preuve a révélé que de 1,5 à 2 millions de personnes avaient pu prendre connaissance des allégations diffamatoires, sous une forme ou sous une autre. Pour certaines personnes, il pourra subsister une «aura de corruption» autour du demandeur, absolument non méritée, concernant les faits du litige.
Toutefois, la juge retient que, par sa manœuvre préalable savamment orchestrée, qui cherchait à discréditer la personnalité et la contribution de la défenderesse aux réalisations du comté pendant ses nombreuses années de loyaux services, Leduc a été le détonateur des allégations diffamatoires de Houda-Pépin, sans lequel rien ne se serait produit. Ainsi, en tenant compte de l’analyse de l’ensemble de la preuve, des critères d’appréciation des dommages-intérêts et de la jurisprudence sur le sujet, Leduc a eu droit à 20 000 $ à titre de dommages moraux, et ce, même en considérant un bémol important lié au coup dévastateur qu’il a porté à Houda-Pépin. Quant à la réclamation en dommages punitifs, cette dernière a été condamnée à payer 4 000 $ à ce titre.
Melançon c. Khadir
Enfin, le 24 mai, le juge Riordan, de la Cour supérieure, a statué que le politicien Amir Khadir avait tenu des propos diffamatoires en comparant le demandeur Melançon à un «bagman». Par contre, selon le juge, il n’y avait pas de lien de causalité entre cette faute et les dommages que Melançon prétendait avoir subis en raison de ces propos.
En terminant, je vous renvoie aux paragraphes 8 à 10 de la décision, qui résument les principes applicables lorsque les propos litigieux sont prononcés dans un contexte politique :
[8] Il s’ensuit que face à une accusation de diffamation, même les prononcés d’un député de l’Assemblée nationale doivent être jugés selon les règles générales de la faute civile, prenant en compte toutes les circonstances pertinentes, y compris le rôle public qu’il joue. Notons de plus que la volonté de nuire n’est pas une condition préalable et il y a diffamation là «où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie» (paragr. 8).
[9] Néanmoins, le cas d’un élu accusé d’avoir diffamé apporte des nuances comparativement à la situation d’un citoyen ordinaire. Surtout lorsqu’assis en opposition au gouvernement, le devoir du député l’oblige à critiquer les décisions du parti au pouvoir. Cela peut inclure d’identifier des individus qui auraient participé à des gestes qu’il croit nécessaire de questionner, voire de condamner.
[10] Sans le droit de s’exprimer librement, l’élu ne pourrait pas faire son travail si essentiel à l’intérêt public. Cependant, tous reconnaissent qu’il faut tracer un équilibre entre ce droit «public» et le droit «privé» de l’individu à sa réputation ? et que parfois la ligne juste peut être difficile à établir.
Sur le même sujet, vous pouvez consulter le billet suivant, que j’ai écrit en 2012 : La vie politique vs la diffamation-2e partie.
Références
- Séguin c. Pelletier (C.A., 2017-05-29), 2017 QCCA 844, SOQUIJ AZ-51395817. À la date de diffusion, la décision n'avait pas fait l'objet de pourvoi à la Cour suprême.
- Leduc c. Houda-Pepin (C.Q., 2017-05-31), 2017 QCCQ 5661, SOQUIJ AZ-51396494. À la date de diffusion, la décision n'avait pas été portée en appel.
- Melançon c. Khadir (C.S., 2017-05-24), 2017 QCCS 2108, SOQUIJ AZ-51394778. À la date de diffusion, la décision n'avait pas été portée en appel.
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