«Le jeu doit demeurer un jeu*». C’est un peu la nouvelle leçon que semblent vouloir nous adresser les tribunaux. En effet, le 7 décembre 2022, la Cour supérieure, sous la plume de l’honorable Sylvain Lussier, a autorisé une action collective à l’encontre d’Epic Games Inc. et de ses différentes filiales qui ont développé et commercialisé le jeu vidéo Fortnite Battle Royale.

Par ce jugement, les demandeurs se sont vu attribuer le statut de représentants pour le compte de 2 groupes. Le premier est constitué essentiellement d’utilisateurs (et leurs tuteurs) ayant développé une dépendance au jeu, alors que le second englobe les mineurs (et leurs tuteurs) ayant procédé seuls à des achats intégrés (accessoires virtuels) par l’intermédiaire de VBUCKS, la monnaie virtuelle du jeu, parfois pour des sommes s’élevant à plusieurs milliers de dollars.

Le 24 février 2023, la Cour d’appel a rejeté l’appel de cette décision en concluant que la décision de première instance ne comportait aucune erreur déterminante ni aucun cas de violation de l’équité procédurale à l’égard de la modification accordée à la définition du groupe. L’autorisation ayant été ainsi confirmée, le dossier suivra donc normalement son cours.

Dans l’attente d’une décision sur le fond, il est déjà possible d’entrevoir les potentielles répercussions que l’issue de ce recours engendrera pour les parties prenantes du marché du jeu vidéo, que ce soit les professionnels qui les conçoivent, les développent, les fabriquent et les commercialisent, ou encore les utilisateurs et leurs tuteurs, le cas échéant. Ainsi, si les discussions entourant les effets négatifs engendrés par l’utilisation des jeux vidéo, dont notamment la cyberdépendance qui peut en résulter, retiennent de plus en plus l’attention des médias et des autorités publiques (Stratégie québécoise sur l’utilisation des écrans et la santé des jeunes 2022-2025 – Publications du ministère de la Santé et des Services sociaux (gouv.qc.ca), cette action collective constitue cependant la première fois où le débat sur cet enjeu se judiciarise au Québec. Plus précisément, c’est la première fois qu’un tribunal est appelé à se prononcer, d’une part, sur l’existence d’une accoutumance liée à l’utilisation d’un jeu vidéo et, d’autre part, sur la responsabilité de son fabricant et à qualifier juridiquement ces problématiques.

La décision de la Cour supérieure est novatrice à plus d’un titre. Le juge Lussier reconnaît d’abord l’existence d’une question sérieuse à débattre puisqu’elle repose sur des allégations solides quant à la présence de dangers découlant de l’utilisation de Fortnite. Il traite de l’existence de la cyberdépendance développée par les membres du premier groupe et des troubles découlant de la pratique excessive du jeu Fortnite et reconnaît que la preuve soumise par les demandeurs à cet effet est suffisante, bien qu’il n’y ait aucun élément de preuve quant à l’intention alléguée d’Epic Games de créer un jeu provoquant un phénomène de dépendance.

Le juge souligne également l’application possible de la théorie du «thin skull rule»: le fait que la dépendance au jeu touche des personnes ayant une prédisposition à ce type de troubles psychologiques ne vient pas écarter la responsabilité des concepteurs du jeu. Également, pour les questions liées à ces 2 groupes, et qui ont été établies par le juge Lussier, celui-ci traite de l’application de la notion de «lésion» prévue à l’article 1406 du Code civil du Québec (C.C.Q.) ou encore de la possibilité qu’Epic Games ait commis une pratique interdite au sens de l’article 215 de la Loi sur la protection du consommateur en cachant les risques associés à l’utilisation du jeu Fortnite.

De plus, en se penchant sur les questions juridiques liées au premier groupe, le juge qualifie le jeu vidéo Fortnite de «bien» au sens des articles 899 et 907 C.C.Q. Le «bien» recouvre des choses tant corporelles qu’incorporelles, et l’analyse du juge Lussier est donc dans la droite ligne des jugements qui ont déjà qualifié de biens meubles incorporels des recours en justice (Agence nationale d’encadrement du secteur financier c. Plouffe, paragr. 12), des actions d’une compagnie détenues par une personne (Côté c. Côté, paragr. 31), des droits intellectuels, des titres négociables et des créances (Anglo Pacific Group, p.l.c. c. Ernst & Young inc., paragr. 53), des polices d’assurance (Scotti c. Agence du revenu du Québec) et même des formations en informatique (Crédit-bail Findeq c. 9030-8669 Québec inc.).

Toutefois, cette qualification faite par le juge Lussier, qui transparaît d’ailleurs dans le libellé de la question autorisée en appel («produit dangereux», paragr. 93 de la décision) est novatrice, car elle ouvre la voie à une éventuelle application du régime de responsabilité du fabricant (art. 1468 et 1469 C.C.Q.), et même de la notion du «vice caché», aussi bien au sens du Code civil du Québec qu’à celui prévu à l’article 53 de la Loi sur la protection du consommateur. Ces dispositions sont d’ailleurs, comme le précise le juge, le fondement de la question liée au premier groupe. Bien que le recours contre Epic Games ait seulement franchi le stade de l’autorisation, on peut d’ores et déjà prévoir que cette qualification pourra entraîner des conséquences juridiques importantes pour les concepteurs et éditeurs de jeux vidéo.

Traitant du fait qu’un diagnostic médical propre à la dépendance au jeu vidéo n’est pas encore reconnu au Québec, le juge trace un parallèle avec le tabac: il a fallu un certain temps avant que les effets nuisibles liés à sa consommation ne soient généralement reconnus. Dans cette perspective, advenant que le tribunal parvienne à la conclusion que des conséquences nuisibles résultent de l’utilisation des jeux vidéo, est-ce que les pouvoirs publics imposeront à leurs concepteurs une taxe spéciale afin d’en décourager l’utilisation, comme c’est le cas avec les produits du tabac? Ou encore, afin de financer les traitements qui devront être offerts par le système de santé pour combattre les phénomènes de cyberdépendance, est-ce que des frais additionnels seront facturés au consommateur, à l’instar des écofrais que l’on doit acquitter à l’achat d’appareils électroniques en vue de financer les programmes de recyclage?

Enfin, à l’issue de cette action collective, il sera également intéressant de voir si des mesures législatives seront prises afin d’encadrer les jeux vidéo, notamment au moyen de l’imposition d’un âge minimal ou par l’obligation de diffuser des mises en garde en début de jeu. Cette décision encourage de plus une réflexion sur l’encadrement des produits cybernétiques en droit du travail, à travers des politiques d’encadrement, au même titre que la consommation de cannabis.

Ce billet a été rédigé avec la collaboration de Me Elias Paillon.

* Slogan de la Fondation Mise sur toi, relevant de Loto-Québec, et mise sur pied afin de venir en aide aux personnes aux prises avec des problèmes de jeu compulsif.

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