En 2020, j'ai rédigé un article qui s'intéressait de plus près au cas d'un travailleur immigrant qui s'était blessé au travail, mais dont le permis de travail n'était plus valide. La question à laquelle devait répondre le Tribunal administratif du travail (TAT) dans l'affaire Marillanca Gonzalez était la suivante: le fait que le travailleur n'ait pas été détenteur d'un permis de travail valide en vertu des loi et règlements applicables en matière d’immigration au moment où sa maladie s’était manifestée le privait-il du statut de travailleur au sens de l'article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles? Dans sa décision, le TAT a conclu par la négative. Cinq ans plus tard, je me permets d'attirer votre attention sur une histoire similaire, mais qui comporte quelques différences. Il s'agit de l'affaire Sheikh.
Les faits
Le demandeur a immigré au Canada avec sa famille au début des années 2000 pour des raisons humanitaires. En 2021, selon le témoignage du demandeur, il obtient un emploi de boucher chez l'employeur, une petite épicerie de quartier. Toujours selon ses dires, il aurait été embauché par le président de l'employeur, une personne qu'il connaît puisqu'ils font partie de la même communauté, fréquentent le même lieu de culte et ont des connaissances communes. Bien qu'il soit surtout attitré à la boucherie, le demandeur effectue aussi des tâches de commis. Puis survient le drame. Le 15 juin 2021, alors que le demandeur était à son travail, il se sectionne 3 doigts de la main gauche sur la lame de la scie à viande qu'il manipulait. Il dépose une réclamation à la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) afin de faire reconnaître le caractère professionnel de cette lésion. La CNESST refuse la réclamation. Selon l'organisme, le demandeur n’est pas un travailleur au sens de la loi puisqu’il n’a pas fourni de numéro d’assurance sociale (NAS) avec sa demande. Ce dernier a produit une demande de révision de cette décision, après avoir obtenu un NAS valide auprès de Service Canada. Il a également fourni un permis de travail valide. La CNESST a refusé de procéder à la révision de la décision puisque le demandeur avait soumis sa demande à l’extérieur du délai prévu de 30 jours. Le demandeur a contesté cette dernière décision devant le TAT.
La question du délai: la demande de révision est-elle recevable?
Dans un premier temps, le TAT se penche sur la recevabilité de la demande de révision. Le juge administratif constate que la demande ne respecte pas le délai de 30 jours prévu par la loi. Cependant, il souligne que le demandeur a fait valoir un motif raisonnable afin d'être relevé de son défaut. Le TAT note tout d'abord que le demandeur ne parle pas le français et très difficilement l'anglais. Il est peu scolarisé et compte sur sa communauté et son entourage pour l’aider à gérer ses affaires et ses échanges avec les autorités. Après avoir reçu la décision de refus de la CNESST, le demandeur s'est empressé d'obtenir un NAS valide auprès des autorités. Il l'a reçu en février 2022. Ce n'est qu'une fois le NAS obtenu qu'il demande la révision de la décision de la CNESST. Tenant compte de ces circonstances, le TAT conclut que la demande de révision est recevable:
[18] Ainsi, il ignorait ne pas détenir de NAS. Cette erreur, liée à une méconnaissance du processus complexe d’immigration, ne peut être reprochée à Monsieur. La barrière linguistique combinée aux enjeux procéduraux et administratifs peut aussi expliquer les manquements rapportés.
[19] De plus, les démarches que fait Monsieur entre la réception de la décision de refus et le dépôt de sa demande de révision démontrent qu’il a été proactif.
[20] Enfin, le Tribunal accepte aussi les explications selon lesquelles il croyait de bonne foi devoir avoir en main son NAS avant de demander la révision de la décision.
[Nos soulignements.]
La question du statut: le demandeur est-il un travailleur au sens de la loi?
Le TAT scinde son analyse de cette question en 2 volets. Premièrement, existe-t-il un contrat de travail entre les parties au moment de la lésion? Deuxièmement, si tel est le cas, est-ce que le fait que le demandeur ne détienne pas de NAS ou de permis de travail valide lors de la lésion l’empêche de bénéficier des avantages de la loi? Quant à l'existence d'un contrat de travail, le juge administratif rejette la version des faits de l'employeur selon laquelle il n'aurait jamais embauché le demandeur, la jugeant peu vraisemblable et changeante. Il retient plutôt la version de ce dernier, celle-ci étant crédible et précise. Le TAT conclut à la présence des caractéristiques propres au contrat de travail:
[36] La preuve démontre de façon probante que Monsieur effectue une prestation de travail comme commis et boucher dans l’épicerie de l’employeur. Il s’y trouve plusieurs heures par semaine pour accomplir des tâches qu’on lui a apprises à son arrivée en janvier 2021. À la suite de l’exécution de sa prestation, il reçoit un salaire en argent comptant. Il semble aussi être rémunéré en recevant de la nourriture, ce qui constitue une rémunération sous forme de troc. Enfin, Monsieur ne se rend pas dans cette épicerie tous les jours simplement par loisir. Il s’y rend pour travailler, et se place sous l’autorité de l’employeur qui détermine les tâches à accomplir. Il existe donc un lien de subordination entre ces deux personnes.
[Nos soulignements.]
Quant à l'absence de NAS, le TAT écarte ce motif invoqué par la CNESST. Selon le juge administratif, rien dans la loi n’oblige un bénéficiaire à détenir ou à fournir un NAS pour être qualifié de travailleur au sens de celle-ci. Le TAT souligne que ce numéro sert notamment à identifier un travailleur et à s’assurer que son employeur retienne des déductions à la source sur sa rémunération. Il mentionne également que, malgré l’usage courant de ce NAS dans le monde du travail et de l’application des règles fiscales, l’absence d’un tel numéro ne limite en rien le droit d’un travailleur de pouvoir bénéficier des avantages de la loi s’il se blesse au travail:
[40] Même si le travailleur ne détient pas de NAS […] au moment de la lésion, il peut bénéficier des avantages de la Loi. En effet, les seuls critères à considérer sont ceux discutés précédemment, soit qu’il s’agit d’une personne physique et qu’il existe bien un contrat de travail entre l’employeur et lui. Ce sont là les seuls éléments qui doivent guider le Tribunal dans la détermination ou non du statut de travailleur, comme le prévoit l’article 2 de la Loi.
[Nos soulignements.]
Quant à l’exigence préalable de détenir un permis de travail valide, le TAT rejette également cette prétention de la CNESST, car cette exigence n’est pas non plus prévue à la loi. S'appuyant sur l'affaire Henriquez et la jurisprudence qui a suivi, le TAT réitère la position élaborée par la Commission des lésions professionnelles selon laquelle un travailleur peut bénéficier des avantages de la loi même s'il ne détient pas de permis de travail valide lors d'une lésion professionnelle:
[43] […] la notion de travailleur, prévue à la Loi, ne peut être restreinte même si la relation travailleur-employeur est initialement irrégulière en raison de l’application d’une autre loi, ou d’un élément vicié en amont du contrat de travail conclu. En d’autres mots, le travailleur ne doit pas perdre son droit d’être indemnisé par la Loi, parce qu’il présente une situation irrégulière quant à son droit de travailler, ou parce que le contrat de travail conclu n'aurait pas dû légalement l’être initialement, en raison de cette situation.
[Nos soulignements.]
Le TAT mentionne que cette position est largement suivie au sein du Tribunal, et qu'elle est aussi suivie en matière de protection des droits des travailleurs en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, ainsi que du Code du travail. Dans les cas répertoriés par le TAT, le droit du travailleur à la protection d’une telle loi d’indemnisation prime l’application stricte et rigide des règles concernant son droit de travailler ou la validité de son contrat de travail conclu dans une telle situation irrégulière.
Le TAT conclut donc que, même si le demandeur ne possédait pas de NAS valide ni de permis de travail conforme le jour de l'accident, ces éléments ne doivent pas faire obstacle à son droit de bénéficier des avantages de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles s’il subit une lésion professionnelle.
La question de la lésion: le demandeur a-t-il subi une lésion professionnelle?
C'est sans grande difficulté que le TAT conclut que le travailleur a établi tous les éléments nécessaires à la reconnaissance d'un accident du travail. D'une part, la survenance d'un événement imprévu et soudain n'est pas remise en question. D'autre part, le geste accompli par le travailleur l’a été par le fait ou à l’occasion du travail puisque, lorsqu’il s'est coupé à la main, il effectuait son travail habituel de boucher dans l’établissement de son employeur. Finalement, les lésions diagnostiquées sont reliées à cet événement. Ainsi, le TAT déclare que, le 15 juin 2021, le travailleur a subi une lésion professionnelle et qu'il a droit aux prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
Je vous lis depuis la France et cet article est vraiment très intéressant. Il est heureux que la victime d’un travail dissimulé ne soit pas en plus, victime du système et qu’elle puisse bénéficier de soins et de la législation sur les accidents du travail. L’affaire ne dit pas si l’organisme CNESST (équivalent de notre CPAM en France) va se retourner contre l’employeur pour être indemnisé des frais de santé occasionnés par cet accident… Merci pour ce partage.