Pour faire respecter le droit criminel au Nunavik, la Cour itinérante parcourt les 1 500 kilomètres séparant le Sud du Nord de la province à raison de 1 semaine sur 2. Elle visite ainsi chaque année 9 des 14 villages situés entre la baie d’Hudson et la baie d’Ungava. Sur place, les juges, avocats et greffiers font face à de multiples défis: le nombre pharaonique de dossiers, les imprévus météorologiques et les infrastructures désuètes, pour ne nommer que ceux-ci. Régler une cause peut alors prendre plusieurs mois, voire quelques années.
Une course contre les délais Jordan
Dès leur arrivée dans une communauté, les procureurs de la Couronne et de la défense doivent finaliser leurs dossiers. Pas une seconde n’est à perdre puisque entre 100 et 250 causes sont inscrites au rôle. Chaque délai imprévu bouscule l’organisation, du fait que l’horaire est rempli au maximum. Victimes, accusés et témoins se côtoient parfois dans l’unique salle d’attente avant de rencontrer les avocats ou de passer devant le juge. Tout se fait en personne, ou presque, car les audiences par visioconférence ne sont pas habituelles. Lorsque la semaine tire à sa fin, plusieurs causes n’ont pas été entendues et sont donc remises au prochain séjour de la Cour itinérante. Certaines sont même abandonnées, faute de temps. Les parties retournent dans leur communauté ou en centre de détention, avec ou sans verdict. Les juristes, quelque peu impuissants devant cette situation inquiétante, assistent à une perte de confiance des Inuits envers le système de justice.
À titre d’exemple, 106 causes criminelles au Nunavik se sont terminées par un arrêt des procédures en 2024. Pour la même année, dans le reste du Québec, 165 ont été abandonnées par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). Les Nunavikois composent seulement 0,16 % la population québécoise.
Les dossiers sont en partie délaissés par crainte que les tribunaux n’ordonnent l’arrêt pour dépassement du plafond imposé par l’affaire Jordan. En effet, cet arrêt est venu circonscrire la notion de délai raisonnable se trouvant à l’alinéa 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
11. Tout inculpé a le droit :
b) d’être jugé dans un délai raisonnable ;
La Cour suprême du Canada a ainsi décidé que le plafond de la raisonnabilité ne peut excéder 18 mois ou 30 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée. Le maximum varie en fonction de la cour devant laquelle une affaire est instruite. Le but de ce plafond est de promouvoir une meilleure administration de la justice en favorisant la collaboration entre la Couronne et la défense, de renverser la culture de complaisance et de redonner confiance au public.
Possibilité de déroger au plafond Jordan
Le plafond peut toutefois être dépassé en cas de circonstances exceptionnelles occasionnées par la Couronne. Celles-ci doivent être raisonnablement imprévues ou inévitables et l’on doit pouvoir y remédier de façon raisonnable.
Afin de circonscrire l’usage de cette dérogation, un procureur du DPCP ne peut déroger au délai prescrit si les retards sont causés par des délais institutionnels chroniques ou un problème systémique. Cette restriction est exemplifiée dans l’affaire Annanack c. R., où une Inuk a plaidé coupable sous une accusation de conduite avec les facultés affaiblies. Le tribunal a conclu que le nombre de jours ayant suivi la déclaration de culpabilité était trop considérable. Une réparation juste et appropriée devait être alors prononcée au regard de cette violation de la charte.
Passages importants:
[32] No remedy is not an option, especially here when the delays in Nunavik are a persistent, tenacious and recurring problematic.
[…]
[35] It is a well-known fact that the judicial system in Nunavik cannot keep up with the large number of files awaiting for trial or sentence. Every court week, files are prioritized, and others are postponed to further dates. Every court week, Jordan motions are presented because the Court fails to hear all cases. As I said before, the lack of judicial resources can never be a legal reason for not being sentenced in a reasonable delay.
[Nos soulignés.]
La juge conclut en indiquant que le manque de ressources judiciaires ne peut être une raison pour ne pas être condamné dans un délai raisonnable et que la seule réparation possible en cas de dépassement de ceux-ci est l’arrêt des procédures. Elle affirme aussi qu’un dénouement contraire reviendrait à rendre acceptable que le plafond de raisonnabilité puisse varier entre les régions du Québec. Les justiciables seraient plus que discriminés en fonction de leur district.
Solutions envisagées par le gouvernement provincial
Depuis quelques années, le gouvernement a montré le désir d’amender l’état des services publics offerts aux Autochtones. Suivant cette tendance, le ministre de la Justice a commandé le Rapport sur la situation de la Cour itinérante au Nunavik, lequel a été publié en 2022. On y trouve 60 recommandations faites par M. Latraverse, ancien avocat ayant exercé à Kuujjuaq. Celui-ci propose des mesures de justice alternative afin d’améliorer les délais et les conditions de la Cour itinérante, d’optimiser la préparation des audiences et d’inclure des modes de justice traditionnelle inuite.
Voici quelques suggestions qui réduiraient les délais institutionnels chroniques:
3. Que les avocats de la défense et de la Couronne aillent dans la communauté principale et dans les communautés visitées pour préparer leurs dossiers avant le terme de cour.
6. Que le ministère de la Justice élabore, en collaboration avec les organismes inuits responsables, un plan de mise en œuvre en vue d’accélérer la mise en place de salles pour les audiences virtuelles dans les communautés.
15. Que l’on renforce les directives auprès des procureurs du DPCP quant aux moyens alternatifs à la mise en accusation.
33. Que la société Makivvik et les dirigeants locaux encouragent la prise de pouvoir sur le système juridique.
44. Que la magistrature explore de nouvelles avenues quant à la prestation de la Cour itinérante (télétémoignages, audiences en virtuel, déplacement dans les communautés).
Solutions envisagées par Makivvik
«La meilleure solution pour nous serait de prendre le contrôle du système de justice.» — M. Aatami, président de Makivvik
En 2020, l’organisme de défense des droits des Inuits, Makivvik, a, une fois de plus, demandé au gouvernement de revoir de fond en comble l’administration de la justice au Nunavik. Cette refonte permettrait, selon lui, de lutter contre le racisme systémique que subissent quotidiennement les Inuits.
Selon M. Aatami, le système judiciaire ne fait que propager un sentiment d’insécurité, en plus d’exacerber les problèmes sociaux, comme l’alcoolisme et la crise du logement, que connaissent les communautés du Nunavik. Pour pallier le profond fossé qui oppose les réalités inuites à celles du reste du Québec, il propose d’autoriser les communautés à prendre le contrôle du système juridique dans le Grand Nord. Cette solution permettrait en partie de réduire les délais et de protéger les individus. Il souhaite, par cette voie, promouvoir un retour vers la justice traditionnelle, la réconciliation, la résolution rapide des conflits, l’importance de la collectivité et l’harmonie sociale. La justice s’inscrirait alors dans la culture et les traditions inuites.
Actuellement, cet objectif est en partie atteint grâce aux comités de justice communautaires. Ces groupes indépendants composés de membres de la collectivité assistent l’administration de la justice et concluent des ententes avec le DPCP pour déjudiciariser les causes criminelles. En voyant le crime et le préjudice comme une atteinte aux individus et aux relations, plutôt qu’une atteinte contre l’État, leur approche réparatrice mène vers la guérison, l’équité et l’établissement de la paix.
La sous-utilisation de ces comités est critiquée, mais le ministre de la Justice, M. Jolin-Barrette, affirme avoir l’intention de «travailler pour faire en sorte que la justice […] ne soit pas perçue comme un système de justice de Blancs qui vient dans le Nord pour imposer un système de justice de Blancs».
Aperçu du pluralisme juridique au Groenland
Le pluralisme juridique est une théorie voulant qu’un «État ne soit pas la seule autorité qui a le pouvoir d’édicter des règles de droit, de telle sorte qu’il pourrait exister, dans un même système juridique, des règles de droit provenant de différentes autorités et régissant différemment les mêmes personnes ou les mêmes situations juridiques» (Michel Filion, Dictionnaire encyclopédique du Droit québécois, Gaudet Éditeur, [en ligne], «Pluralisme juridique»).
Au Groenland, territoire appartenant au Danemark, le pluralisme juridique a été implanté dans les années 1950. En effet, le gouvernement danois a mandaté 3 juristes afin de créer un système fondé sur les traditions inuites et danoises. Le Code criminel du Groenland et la Loi sur l’administration de la justice du Groenland sont alors nés (Elaine Schechter, «Paix arctique et justice danoise au Groenland. Chronique de recherche», (1987) 5 Droit et Société 75-88). Le pluralisme juridique offre aux Groenlandais, dont 90 % sont des Inuits, «des concepts, des outils et des institutions pour mieux résoudre les conflits interculturels» existant entre eux et les Danois du continent (Roderick A. Macdonald, «L’hypothèse du pluralisme juridique dans les sociétés démocratiques avancées», (2002-2003) 33 R.D.U.S. 133-152). Encore aujourd’hui, les Groenlandais exercent leur propre justice pénale en harmonie avec les droits constitutionnels danois.
Fonctionnement
Les habitants de chaque village du Groenland ont à leur disposition une cour de première instance, nommée la Cour de district. Trois juges de la communauté y siègent, assistés par un interprète et un secrétaire. Contrairement au Québec, elle n’est pas itinérante et ne se déplace pas de village en village pour entendre les cas. Les procès sont alors courts et se déroulent peu de temps après les arrestations. Les pertes de temps attribuables au déplacement des parties, des témoins et du personnel sont quasi inexistantes. La détention préventive est aussi devenue presque inutile.
Bien qu’il soit imparfait, le système juridique est apprécié des Groenlandais puisqu’ils ont le sentiment que la justice est rendue dans le respect de leur culture (Pierre Rousseau, «L’échec du système judiciaire pénal canadien en milieu autochtone», dans Barreau du Québec, Service de la formation continue, Développements récents en droit des autochtones, volume 493, Montréal, Édtions Yvon Blais, 2021 [en ligne])