Depuis le début de l'année, les tribunaux ont répondu à des questions importantes en matière de diffamation. Je vous propose, dans ce billet, un survol de cette jurisprudence.

Normes journalistiques

Le 10 juin dernier, les juges de la Cour d'appel se sont prononcés sur la question de la faute journalistique dans le contexte du mouvement #MoiAussi. Dans cette affaire, l'appelant, un chorégraphe connu mondialement, soutenait que La Presse ltée et les journalistes Gagnon et Vallet avaient porté atteinte à sa réputation en publiant un article intitulé «Pluie de dénonciations contre un chorégraphe vedette». L'appelant affirmait que cet article était diffamatoire à son endroit puisqu'il amenait le lecteur à conclure qu'il est un homme abusif et violent qui maltraite les enfants.

Quant aux principes de droit applicables, la Cour a précisé que, lorsqu'il est question du travail journalistique, la véracité de l'information et la notion de l'«intérêt public» constituent des éléments pertinents pour déterminer s'il y a eu faute. Le facteur déterminant réside cependant dans le respect des normes journalistiques; la norme objective pour faire l'analyse de la faute est celle du journaliste raisonnable. En l'espèce, la juge de première instance n'a pas établi de nouveaux standards journalistiques pour les reportages de type #MoiAussi. Cette méthodologie, qui a vu le jour en 2017, s'ajoutait aux normes et pratiques journalistiques déjà existantes.

D'autre part, la Cour a estimé que la juge était la mieux placée pour déterminer si les journalistes avaient manqué d'équité, d'impartialité et d'esprit critique. Celle-ci a traité de chacun des arguments de l'appelant reprochant aux journalistes d'avoir sciemment négligé de prendre en compte le manque de fiabilité des sources qui lui étaient défavorables et d'avoir effectué une sélection partielle des sources et des informations rapportées.

En ce qui concerne le respect de l'anonymat de plusieurs sources, la Cour a conclu que l'information était d'intérêt public et que les sources dont les journalistes avaient préservé l'anonymat étaient susceptibles de subir des préjudices si leur identité était révélée. La juge n'a donc pas erré en estimant que la décision des journalistes d'offrir la confidentialité aux sources était raisonnable et justifiée.

Enfin, dans l'analyse d'une faute journalistique découlant du traitement de l'information, le critère déterminant est celui de l'impression générale laissée par la publication. Cette analyse s'effectue à la fin du processus d'évaluation de la faute. Il faut alors examiner globalement la teneur du reportage, sa méthodologie et son contexte. Dans le présent dossier, la juge n'a pas commis d'erreur révisable en estimant que les journalistes n'avaient pas gonflé les incidents ni déformé la réalité et que les sous-titres n'étaient pas trompeurs. Elle a insisté sur la corroboration des faits et a conclu que les informations présentées dans l'article découlaient d'une enquête complète, exhaustive et minutieuse.

Le préjudice en matière de diffamation

Le 22 octobre 2015, la Société Radio-Canada a diffusé à la télévision, dans le cadre de l’émission Enquête, un reportage de la journaliste Dupuis qui dénonçait les comportements et les pratiques de certains policiers de la Sûreté du Québec (SQ) affectés au poste 144 de la municipalité de Val-d'Or à l'égard des femmes autochtones. Le reportage précise que ce ne sont pas tous les policiers de Val-d'Or qui sont visés par les allégations, mais plutôt un petit nombre d'entre eux, et ce, sur une assez longue période. À la suite du reportage, 42 des 60 policiers de la SQ travaillant principalement à Val-d'Or ont introduit un recours en diffamation, lequel a été rejeté par le juge Barin, de la Cour supérieure.

Le jugement est intéressant, car il porte principalement sur la notion de «préjudice», soit l'atteinte à la réputation. Il est reconnu que le préjudice existe lorsque le citoyen ordinaire estime que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime, et ce, sans égard aux émotions ou à la susceptibilité de la personne qui s’estime diffamée. 

Le juge Barin a précisé que la SQ a une personnalité juridique qui la rend capable d'ester en justice, mais elle ne faisait pas partie du recours. Quant aux policiers en poste à Val-d'Or, n'ayant pas une personnalité juridique à titre de groupe, le juge a conclu qu'ils ne pouvaient pas intenter un recours sur cette base. D'autre part, pour être suffisant, l'intérêt doit notamment être direct et personnel. À cet égard, le juge a souligné que les propos du reportage litigieux indiquent que seuls certains policiers de la SQ en poste à Val-d'Or — lesquels ne sont ni nommés ni identifiés — forcent des femmes autochtones à avoir des relations sexuelles en échange de paiements, les harcèlent si elles refusent ou pratiquent des «cures géographiques» en les laissant par grand froid sur le bord du chemin, à l'extérieur de la ville, afin qu'elles dégrisent. Selon le juge, ces propos sont trop vagues et imprécis pour «traverser l'écran de la généralité du groupe» et viser les policiers demandeurs personnellement. Un citoyen ordinaire ne pourrait considérer que le reportage d'octobre 2015, pris dans son ensemble et replacé dans son contexte, a déconsidéré la réputation dont jouissait chacun des policiers en cause. Le juge a donc conclu que les demandeurs avaient tort d'affirmer que les propos du reportage étaient diffamatoires pour l'ensemble des policiers pris individuellement et qu'ils se révèlent préjudiciables dans un contexte de diffamation.

La communauté autochtone

Chef de bande

Le 8 mai dernier, le juge Trudel, de la Cour du Québec, a conclu que la demanderesse, laquelle occupe le poste de registraire pour l'assemblée générale des membres de la bande des Abénakis de Wôlinak, avait été victime de propos diffamatoires par le chef de bande défendeur sur le média social Facebook. Selon le juge, celui-ci a tenu à l'endroit de la demanderesse des propos qui sont, tant dans la forme que sur le fond, choquants et méprisants, et ce, de manière délibérée et dans le but évident de nuire à cette dernière.

La preuve a révélé que, au moyen d'insultes, le défendeur avait sciemment et de mauvaise foi attaqué la réputation de la demanderesse et avait cherché à la ridiculiser, à l'humilier ainsi qu'à l'exposer au mépris des membres de la communauté. Par ailleurs, il a été démontré qu'il avait utilisé des propos offensants dans le dessein évident de s'ingérer dans le travail de la registraire, de tirer un avantage politique de la situation et d'asseoir plus avant son autorité de chef de bande.

Le juge Trudel a précisé que ces écrits ne peuvent se qualifier d'opinions ou de commentaires de nature politique et ne portent aucunement sur des questions d'intérêt public. Ils ne sont pas fondés sur des faits, mais relèvent essentiellement de l'insulte et de la vulgarité.

Quant au quantum, vu la gravité intrinsèque des écrits en cause, le défendeur a été condamné à payer 20 000 $ à la demanderesse à titre de dommages compensatoires. Aux fins de l'évaluation du préjudice moral, le juge a considéré que les propos du défendeur s’étaient propagés dans la communauté où la demanderesse tenait un rôle de nature publique qui lui conférait une certaine notoriété. La nature dégradante des écrits, les questionnements soulevés par certains membres sur sa compétence professionnelle et les appels à sa destitution ont miné l'estime d'elle-même et la confiance de la demanderesse. D'autre part, compte tenu de la répétition des propos en cause, de l'absence d'excuses ou de rectification et des moyens financiers du défendeur, il doit aussi payer 7 500 $ en dommages punitifs.

Appropriation culturelle

Dans l'affaire Falardeau c. Boivin, la juge Pichard, de la Cour supérieure, a conclu que, lorsque la défenderesse soutient que la demanderesse a «volé» des savoirs autochtones et qu’elle usurpe à tort le nom de «Métisse», commettant ainsi une «fraude», le citoyen ordinaire qui prendrait connaissance de tels propos aurait des sentiments défavorables à l’égard de cette dernière et serait susceptible de conclure que sa réputation est atteinte.

Toutefois, bien que le préjudice ait été établi, la demanderesse a échoué à démontrer l’existence d’une faute de la part de la défenderesse. À cet égard, la juge a estimé que la conduite de cette dernière ne divergeait pas de celle de la personne raisonnable, d’autant moins lorsqu’on tient compte du contexte. La défenderesse a tenu des propos représentatifs de ses convictions profondes qui s’inscrivaient dans le cadre d’un débat sous-jacent d’intérêt public. Par ailleurs, la juge a souligné que, avant de faire les commentaires litigieux, la défenderesse avait effectué des vérifications au sujet de la demanderesse, avait lu les textes de cette dernière qui se trouvaient sur son site Internet et avait pris la peine de discuter avec celle-ci afin d’en apprendre davantage sur sa position. Son objectif était de répondre à la demanderesse en dénonçant certains aspects de sa démarche et de conscientiser les gens qui fréquentent ses médias sociaux à certains clichés qui, selon elle, peuvent être véhiculés sur les autochtones, au phénomène des gens qui s’autoproclament Métis et à celui de l’appropriation culturelle.

Enfin, la juge a fait état du contexte légal relatif à l’identification des peuples métis et aux droits des peuples autochtones de contrôler et de protéger leurs connaissances traditionnelles; la défenderesse est considérée comme «Indienne» et «autochtone» en vertu de différentes lois. Dans ces circonstances, la juge a estimé que cette dernière avait exercé sa liberté d’expression et que, au passage, la réputation de la demanderesse en avait souffert, sans que sa conduite puisse pour autant être qualifiée de fautive.