Malgré les efforts constants de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) afin d’assurer la santé et la sécurité des travailleurs, il n’en demeure pas moins que, chaque année, bon nombre de travailleurs décèdent à la suite d’un accident du travail. Dans certains cas, il ne fait aucun doute que le décès a été causé par l’accident du travail. Il n’en va toutefois pas toujours ainsi. C’est notamment le cas lorsque le travailleur décède d’un infarctus.

Ce que nous enseigne la jurisprudence

La jurisprudence reconnaît généralement que des efforts accomplis au travail peuvent, dans certaines circonstances, être à l’origine d’une lésion cardiaque ou précipiter une condition personnelle préexistante et constituer un accident du travail. Les efforts doivent être excessifs, importants, inhabituels, intenses, exceptionnels, soutenus, anormaux ou particuliers. Il est aussi reconnu que des éléments tels un stress important et des températures extrêmes peuvent être à l’origine d’un infarctus ou d’un syndrome coronarien aigu. Toutefois, chaque cas demeure un cas d’espèce.

Un infarctus massif du myocarde

Dans une décision récente, la juge administrative Anne-Marie Roiseux a reconnu la survenance d’un accident du travail chez un camionneur-déneigeur décédé d’un infarctus massif du myocarde alors qu’il se trouvait à son domicile.

Les faits

Le jour de l’événement, vers 15 h 30, le travailleur, un camionneur-déneigeur, a perdu la maîtrise de son véhicule qui a brisé la barrière d’un pont. Les 2 roues avant du véhicule se sont retrouvées dans le vide, au-dessus d’une rivière. Avec l’aide d’un autre chauffeur appelé à la rescousse, le travailleur a pelleté du sable afin de remettre le camion sur la route. À son arrivée à son domicile, vers 17 h, il avait le teint grisâtre et la voix faible, il transpirait abondamment et il semblait épuisé. Il a dit à sa conjointe qu’il avait eu la peur de sa vie. Vers 17 h 30, il s’est affaissé, et il est décédé à l’hôpital peu après. La succession du travailleur a produit une réclamation à la CNESST pour un diagnostic d’infarctus massif du myocarde. Cette dernière a refusé la réclamation et l’instance de révision de la CNESST a confirmé cette décision. Le TAT n’a pas été de cet avis.

La décision du TAT

Après avoir souligné qu’il était indéniable que le travailleur présentait un terrain prédisposant pour avoir un infarctus du myocarde, soit un indice de masse corporelle de 34, une hypertension non traitée et un taux de cholestérol élevé, le Tribunal a rappelé qu’une condition préexistante ne faisait pas nécessairement échec à la reconnaissance d’une lésion professionnelle.

Les avis des experts

Selon l’expert de l’employeur, pour établir une relation entre des efforts ou un stress et un infarctus, il ne peut y avoir de délai de plus d’1 heure entre les premiers et les seconds. Il était aussi d’avis que la sortie de route du travailleur et les efforts pour pelleter n’étaient pas suffisamment significatifs pour provoquer l’infarctus du myocarde.

Pour sa part, l’expert de la succession était d’avis que le délai entre les efforts et l’infarctus pouvait aller jusqu’à 2 heures. De plus, il concluait que l’effet cumulatif du stress découlant de la sortie de route, des efforts pour pelleter le sable et de la température froide avait causé le syndrome coronarien aigu.

La juge administrative a retenu :

[41] […] la littérature médicale récente retient qu’un infarctus aigu peut survenir deux heures après un effort violent.

[42] En ce qui a trait à l’événement comme tel, bien qu’il puisse être fréquent pour un chauffeur de faire une sortie de route, surtout l’hiver sur des routes de campagne, celle du travailleur ne peut être considérée comme banale.

[43]  Le camion du travailleur était partiellement suspendu dans le vide avec une charge de 13 à 16 tonnes de sable. S’il avait basculé, le travailleur aurait pu être écrasé par la charge qu’il transportait.

[44]  Ainsi, le Tribunal ne peut adhérer aux prétentions du docteur Le Bouthillier que la perte de contrôle du camion tel que décrit plus haut ne peut avoir entraîné un stress important, bien au contraire.

[45]  D’ailleurs la réaction du travailleur confirme la peur intense qu’il a eue. Le contremaître, arrivé sur les lieux peu après, témoigne que le travailleur paraissait apeuré. À son arrivée à son domicile, le travailleur dit immédiatement à sa conjointe « qu’il a eu la peur de sa vie ».

[46]  Selon ce qu’on peut lire dans l’article Emotional triggers in myocardial infarction: do they matter?, plusieurs analyses établissent un lien entre des émotions fortes (colère, anxiété, tristesse, stress) et l’infarctus massif du myocarde.

[47]  Or dans ce même article, il est mentionné que l’infarctus peut survenir dans les heures, voire même une journée après la survenance du déclencheur émotif (emotional triggers).

[48]  Le Tribunal est d’avis qu’on doit considérer, comme le propose [l’expert de la succession], l’effet cumulatif du stress découlant de la perte de contrôle du camion au-dessus d’un pont et les efforts du travailleur pour pelleter du sable.

[49]  Le Tribunal retient que le pelletage de neige est considéré comme un effort physique important. Qu’en est-il du pelletage de sable? Dans le cas en l’espèce, il ne faut pas négliger que le travailleur a fait cet exercice dans des circonstances difficiles; il devait grimper sur le haut du camion pour aller chercher le sable. Le Tribunal conclut qu’il s’agit d’une tâche exigeante qui peut être assimilée à du pelletage d’une neige lourde tel que mentionné dans la littérature médicale déposée.

[50]  Bien que la température pour cette période de l’année au Québec ne puisse être considérée comme extrêmement froide (entre -7 et -10 degrés Celsius), il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un autre élément qui vient s’ajouter.

[51]  Ainsi, le Tribunal retient que les circonstances du 10 février 2016, soit le stress découlant de la perte de contrôle du camion et son immobilisation sur un pont, les deux roues avant dans le vide, les efforts faits pour pelleter le sable et la température froide du mois de février constituent un événement imprévu et soudain qui a précipité l’infarctus massif du myocarde.

[52]  Le Tribunal partage aussi l’avis [de l’expert de la succession] selon lequel le travailleur présentait à son arrivée à son domicile vers 17 heures des signes congruents avec un infarctus, soit le teint grisâtre, la sudation excessive et la fatigue.

[Les soulignements sont de la soussignée.]

Des cas similaires

Voici quelques autres décisions dans lesquelles un accident du travail a été reconnu à la suite d’un décès relié à une maladie coronarienne :

Dans Valcourt (Succession de), le Tribunal a conclu que le travailleur, qui occupait un nouveau travail de guide de chasse dans le Grand Nord et qui était porteur d’une condition personnelle de maladie coronarienne athérosclérotique sévère, était décédé de sa lésion professionnelle. Il a retenu que l’effort important que le travailleur avait effectué en courant derrière des caribous, dans des conditions climatiques froides et venteuses, avait précipité son infarctus du myocarde, qui n’avait pu être pris en charge rapidement, étant donné l’éloignement inhérent au travail et les difficultés logistiques qui en découlent.

Dans Sergerie (Succession de), le Tribunal a conclu que le jeune travailleur, un manoeuvre spécialisé en désamiantage qui s’était brusquement effondré alors qu’il retirait l’isolant du plafond d’une école à toit plat au cours d’une journée où la température extérieure avait atteint 27 °C, avait subi une lésion professionnelle, soit un infarctus et une hémorragie pulmonaire ayant entraîné son décès. Le travailleur effectuait un travail physiquement exigeant, manipulait des outils, portait un équipement de protection complet et travaillait dans une zone complètement hermétique, de sorte que sa température corporelle était forcément augmentée. Le Tribunal a souligné qu’il ne pouvait qualifier les efforts effectués par le travailleur d’habituels du simple fait que ce dernier avait déjà été soumis à de tels efforts par le passé.

Indemnités dues à la succession du travailleur

Lorsque le décès est relié à une lésion professionnelle, le conjoint, les enfants mineurs et les personnes à charge peuvent avoir droit, sous des conditions précises, à certaines indemnités. À cet égard, je vous renvoie à l’excellent billet intitulé «Perdre la vie en la gagnant », publié dernièrement par ma collègue Me Maude Normandin.

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