Aujourd’hui, le 17 juillet 2019, marque le 30e anniversaire du début de la saga judiciaire qui opposait les ex-conjoints Daigle et Tremblay.

Dans un billet publié le 3 juillet dernier, ma collègue Catherine Vaillancourt-Gauvreau revisitait l’affaire Morgentaler, où il était question des implications de l’avortement pour une femme enceinte et son médecin. Dans les lignes qui suivront, nous reviendrons sur l’affaire Daigle c. Tremblay, où il était plutôt question des droits du fœtus et de ceux du père.

L’affaire Daigle c. Tremblay

Daigle et Tremblay ont commencé à se fréquenter à la fin de 1988. Au mois de janvier 1989, Tremblay a demandé à Daigle de l’épouser et de cesser la prise de contraceptifs. Cette dernière a appris qu’elle était enceinte au mois de mars.

La relation entre les parties s’est rapidement dégradée et, au mois de juillet, Daigle a quitté définitivement Tremblay et a entrepris des démarches en vue d’obtenir un avortement. De son côté, Tremblay a cherché à prévenir l’interruption de la grossesse en présentant une demande d’injonction interlocutoire.

La position des parties

Pour expliquer sa décision, Daigle a notamment indiqué qu’elle ne voulait pas avoir un enfant avec Tremblay. De plus, elle ne désirait pas un enfant à ce moment, compte tenu de son âge, de sa situation sociale de personne célibataire et de ses valeurs morales. En effet, il était important pour elle de fournir à un enfant à naître un milieu familial serein, stable et dépourvu de toute violence. Daigle a aussi remis en question l’intérêt de Tremblay dans le dossier, faisant valoir qu’il cherchait plutôt à maintenir son emprise sur elle.

Au soutien de sa demande d’injonction, Tremblay a insisté sur le préjudice sérieux et irréparable qu’un avortement lui causerait à lui ainsi qu’à l’enfant à naître.

Le jugement de la Cour supérieure

Pour le juge Jacques Viens, de la Cour supérieure :

  • Le fœtus humain devait être inclus dans la notion d’«être humain» au sens de la Charte des droits et libertés de la personne et, à ce titre, il avait un droit à la vie.
  • Le père avait un intérêt suffisant, tant pour lui-même que pour son enfant à naître, pour présenter sa demande.
  • Le droit à la vie de l’enfant l’emportait sur les inconvénients que la mère pourrait éventuellement subir.

Par conséquent, la demande de Tremblay a été accueillie et il a été ordonné à Daigle de s’abstenir de se soumettre à un avortement ou de recourir volontairement à toute méthode qui conduirait directement ou indirectement à la mort du fœtus.

Une Cour d’appel partagée

C’est une formation de 5 juges qui a été saisie de l’appel formé par Daigle. Les juges Bernier, Nichols et LeBel ont rejeté l’appel, tandis que les juges Chouinard et Tourigny étaient d’avis qu’il fallait l’accueillir.

D’une part, les juges majoritaires :

  • Le juge Yves Bernier : Le fait de permettre l’avortement dans les circonstances malgré l’opposition du père serait sanctionner l’avortement à volonté dans tous les cas ne relevant pas du domaine du droit public. On nierait ainsi tout intérêt juridique au père qui, autant que la mère ‑ et avec elle ‑, était l’auteur de la conception. On considérerait par ailleurs l’enfant conçu mais non encore né comme une non-entité.
  • Le juge Marcel Nichols : Puisque le droit à la sécurité de la personne de la mère n’était pas en cause, c’était dans le contexte du droit à la liberté qu’il fallait déterminer la limite du droit de Daigle de recourir librement à l’avortement. Or, au stade où en était rendue la grossesse, il ne pouvait être question d’y mettre fin librement puisqu’il s’agissait d’une grossesse désirée, que la mère n’était pas en danger et que tout portait à croire que l’enfant était normal.
  • Le juge Louis LeBel : Daigle subirait des inconvénients importants si elle ne pouvait interrompre sa grossesse. Toutefois, si l’injonction n’était pas accordée, le fœtus, un humain au sens de la charte québécoise, ne connaîtrait pas seulement des inconvénients et des difficultés : il ne vivrait pas. L’injonction serait en l’espèce un remède nécessaire.

D’autre part, les juges dissidents :

  • Le juge Roger Chouinard : Vu le cadre législatif de l’époque, le droit fondamental de Daigle de décider en toute liberté de sa santé et de sa sécurité avait priorité sur les droits, sans doute importants mais non encore déterminés, du fœtus.
  • La juge Christine Tourigny : Les lois de l’époque ne donnaient pas au fœtus un droit à la vie à compter de sa conception, contrairement à la conclusion du juge de la Cour supérieure. Par conséquent, il ne pouvait être question d’interpréter les dispositions générales des lois québécoises comme restreignant et empêchant l’application de droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.

Une Cour suprême unanime

Pour la Cour suprême, l’injonction devait être annulée, car les droits du fœtus et du père invoqués n’existaient pas. Ainsi :

  • Le fœtus n’était pas un «être humain» au sens de la charte québécoise, qui, prise dans son ensemble, ne traduisait aucunement une intention manifeste du législateur de prendre son statut en considération.
  • L’examen du fœtus en vertu du Code civil du Bas Canada appuyait la conclusion selon laquelle le fœtus n’était pas un être humain au sens de la charte québécoise.
  • La charte canadienne ne pouvait être invoquée pour fonder l’injonction puisqu’il était question d’une action entre 2 particuliers et qu’aucune mesure de l’État n’était attaquée.
  • Rien n’appuyait l’argument suivant lequel l’intérêt du père à l’égard d’un fœtus qu’il avait engendré lui donnait le droit d’opposer un veto aux décisions d’une femme relativement au fœtus qu’elle portait.

Jugements subséquents

Gauvreau voulait se faire avorter au Québec et Thériault a présenté une demande d’injonction interlocutoire. Le juge Gilles Blanchet a conclu que la demande d’injonction était irrecevable, notant que, depuis l’arrêt rendu par la Cour suprême, ni la jurisprudence ni la doctrine n’avaient évolué dans une direction qui permettrait d’entrevoir la reconnaissance éventuelle des droits du père sur le fœtus qu’il avait engendré.

La Cour suprême réitérait d’ailleurs en 1997 sa position sur le statut de l’enfant à naître dans Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest).

Print Friendly, PDF & Email