Le 26 février dernier, la juge Katherine Desfossés, de la Cour supérieure, a rendu un jugement dans le cadre d’un recours entrepris contre la page Facebook «Dis son nom» et ses administratrices. Notamment, elle a ordonné à l’une d’elles, identifiée comme A.A. dans les procédures, de continuer celles-ci sous sa véritable identité.

Les faits

La page «Dis son nom» a été créée à l’été 2020 dans la foulée du mouvement «#MeToo». Elle a publié une liste d’«abuseurs présumés» sur laquelle se trouvait le nom de Marquis, sans plus de détails. Ce dernier poursuit la page «Dis son nom» et ses administratrices afin que la liste soit retirée de la page Facebook et que ces dernières soient condamnées à lui payer 50 000 $ en dommages moraux et punitifs.

À ce stade, la question principale qui devait être examinée par la juge Desfossés était celle de déterminer si les victimes d’agressions sexuelles avaient droit à l’anonymat dans le cadre de ce dossier. D’une part, la fondatrice et administratrice de la page, qui avait jusque-là été autorisée à signer ses procédures sous les initiales A.A., pouvait-elle conserver cet anonymat? D’autre part, Marquis pouvait-il exiger de connaître l’identité de sa ou de ses victimes alléguées?

Le droit à l’anonymat de A.A.

A.A. est la fondatrice et l’une des administratrices de la page «Dis son nom». Elle a elle-même été victime d’agression sexuelle à 2 occasions, lesquelles sont relatées dans sa défense. Pour justifier sa demande qui lui permettrait de conserver son anonymat, elle affirme qu’elle connaît les stigmates liés au statut de victime d’agression sexuelle, qu’elle entame son processus de guérison et qu’elle ne se sent pas assez forte en ce moment pour agir de manière publique.

La juge Desfossés amorce son analyse en posant la question suivante: «Le fait que A.A. soit elle-même victime d’une agression sexuelle lui donne-t-elle un droit automatique à l’anonymat?» (paragr. 29).

Elle répond à cette question par la négative. En effet, en l’absence d’une exception expresse à la règle du caractère public des débats judiciaires, comme celle qui existe en matière familiale, le statut de présumée victime ne confère pas un droit automatique à l’anonymat en matière civile. La juge note aussi que les tribunaux appliquent parfois une exception à la règle à des victimes d’agressions sexuelles qui poursuivent leurs agresseurs, mais que, dans ce cas, Marquis est un tiers par rapport à A.A.

La juge pose ensuite la question suivante: «Le fait que A.A. soit elle-même victime d’agressions sexuelles lui donne-t-elle un droit à l’anonymat dans ces circonstances particulières?» (paragr. 36).

De nouveau, la juge répond par la négative. Oui, A.A. raconte le récit des agressions dont elle a été victime dans sa défense, mais elle a choisi de le faire alors qu’elle n’y était pas tenue. Lui accorder l’anonymat sur cette base véhiculerait l’idée qu’il est possible d’adopter une stratégie de défense dans le but de créer une situation qui justifierait de se voir accorder l’anonymat. En décidant de publiciser volontairement et sciemment à grande échelle sa situation et celle d’autres victimes, A.A. doit agir ouvertement et continuer les procédures sous son nom.

Le droit à l’anonymat des victimes alléguées

En vue de l’interrogatoire au préalable des administratrices de la page «Dis son nom», Marquis désire obtenir l’identité de ses victimes alléguées ainsi que les échanges entre ces dernières et les administratrices.

Dans un premier temps, la juge précise qu’il s’agit d’informations pertinentes relativement au litige, d’autant plus qu’il y a eu confirmation de l’intention des défenderesses de démontrer la véracité des reproches visant Marquis.

Ensuite, la juge Desfossés conclut que les défenderesses n’ont pas démontré que leurs communications avec les victimes alléguées, de même que l’identité de ces dernières, seraient protégées par quelque privilège que ce soit. En effet, rien dans la preuve ne permet de croire que les communications des victimes alléguées auraient été transmises confidentiellement avec l’assurance que leur identité ne serait pas divulguée.

Quant à l’intérêt légitime dont il est question à l’article 228 du Code de procédure civile, en supposant qu’il puisse exister, il s’agit d’un intérêt qui appartient aux victimes alléguées, d’un droit personnel que seules elles peuvent invoquer.

Enfin, la juge note que, puisque les défenderesses entendent précisément démontrer la véracité des reproches formulés contre Marquis, il est évident que ce dernier doit savoir qui lui reproche quel geste. En effet, lui refuser cette information équivaudrait à le priver de son droit de répondre à la défense.

Les défenderesses doivent donc communiquer à Marquis les échanges entre elles et sa ou ses victimes alléguées, de même que l’identité de cette ou de ces victimes alléguées.

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