«On choisit ses copains, mais rarement sa famille.»

Renaud, Mon Beauf’

Qui dit succession dit parfois dissensions au sein d’une famille. Ce n’est souvent qu’au décès d’une personne que le ressentiment refait surface. Si, la plupart du temps, les choses se déroulent bien, il arrive que la situation prenne une tournure inattendue. Récemment, dans l’affaire Succession de M.S. et Compagnie A, le Tribunal administratif du travail (TAT) a fait face à une demande inhabituelle formulée par la succession d’un travailleur. Voici les détails.

Les faits

En septembre 2018, le travailleur, alors âgé de 38 ans, décède lors d’un impact avec un véhicule lourd. La succession dépose auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) une réclamation afin d’obtenir une indemnisation pour l’accident du travail. La CNESST conclut que le décès du travailleur est relié à l’accident et accepte la réclamation. Le travailleur étant décédé alors qu’il était célibataire et sans personnes à charge, et sa mère étant également décédée depuis quelques années, la CNESST accorde alors au père du travailleur décédé une indemnité forfaitaire de décès, conformément à l’article 110 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP), lequel édicte ce qui suit:

  1.  La mère et le père d’un travailleur décédé sans avoir de personne à charge ont droit à une indemnité de 24 587$ chacun; la part du parent décédé ou déchu de son autorité parentale accroît à l’autre. Si les deux parents sont décédés, l’indemnité est versée à la succession du travailleur décédé, sauf si c’est l’État qui en recueille les biens.

La succession demande la révision de cette décision afin d’écarter le père du travailleur à titre de bénéficiaire de l’indemnité forfaitaire de décès. À la suite d’une révision administrative, la CNESST confirme sa décision. Insatisfaite, la succession conteste celle-ci devant le TAT. Essentiellement, elle demande à ce dernier de se déclarer compétent pour administrer et évaluer une preuve qu’elle entend éventuellement lui soumettre portant sur la déchéance de l’autorité parentale du père et son indignité à recevoir l’indemnité forfaitaire de décès. Selon la succession, cette indemnité devrait lui être entièrement versée.

Les extraits des actes de procédure, reproduits dans la décision du TAT, permettent de mieux cerner les motifs sur lesquels la succession appuie sa demande:

  • Le travailleur n’avait aucun contact avec son père depuis plusieurs années, et ce, en raison de «situations éprouvantes et marquantes vécues au moment de son enfance et adolescence» (paragr. 22);
  • Le père n’était pas en bonnes relations (et n’avait plus de liens) avec son fils;
  • Le travailleur avait mis son père en demeure, ne désirant plus avoir de contacts avec lui;
  • Dans son testament, le travailleur avait légué tous ses biens à ses cousines et cousins du côté maternel, son père étant exclu du legs universel résiduaire.

La décision du TAT

Dans un premier temps, le juge administratif souligne que le «tribunal» dont il est question à l’article 606 du Code civil du Québec (C.C.Q.) est la Cour supérieure, soit un tribunal de droit commun. Ainsi, elle seule possède la compétence pour prononcer la déchéance de l’autorité parentale. Selon la Loi instituant le Tribunal administratif du travail (LITAT), le TAT a plutôt pour fonction de statuer sur les affaires découlant notamment de l’application du Code du travail, de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et de la Loi sur la santé et la sécurité du travail.

Dans un deuxième temps, le juge administratif constate que la preuve ne contient pas de jugement rendu par la Cour supérieure concernant l’autorité parentale du père du travailleur. Or, selon lui, la condition claire relative à la déchéance de l’autorité parentale prévue à l’article 110 LATMP repose sur l’existence d’un jugement rendu par la Cour supérieure qui déclare la déchéance, celle-ci détenant la compétence pour le faire.

Dans un troisième temps, le juge administratif note que l’article 110 LATMP ne contient aucune référence à la notion d’«indignité» qui se trouve aux articles 620 et 621 C.C.Q. Il souligne également qu’il n’a pas été demandé à la Cour supérieure de déclarer l’indignité du père du travailleur à titre d’héritier de celui-ci. Quant à l’article 43 LITAT, lequel prévoit que, «en l’absence de dispositions applicables à un cas en particulier, le Tribunal peut y suppléer par toute procédure compatible avec la présente loi et ses règles de preuve et de procédure», le juge constate que cette disposition ne permet pas de créer un recours, mais uniquement d’ajuster la procédure existante lors d’une situation non prévue par la Loi instituant le Tribunal administratif du travail. Et le juge de conclure:

[49] Ainsi, réduire la question de la déchéance de l’autorité parentale à une simple question factuelle, et s’en saisir, en l’absence d’un jugement émanant du tribunal compétent désigné par le Législateur, ajouterait substantiellement à l’article 110 de la Loi, cette disposition légale devant être interprétée et appliquée par le présent Tribunal, qui agit spécifiquement et de façon spécialisée en matière de relation de travail et de santé et sécurité au travail, dans le respect de son champ de compétence. [Nos soulignements.]

Le juge administratif mentionne également que les larges pouvoirs accordés au TAT par l’article 9 LITAT ne lui confèrent pas une compétence générale ou résiduelle ni un pouvoir inhérent.

Puisque que les conditions prévues à l’article 110 LATMP sont respectées, le juge administratif confirme la décision de la CNESST et déclare que le père du travailleur décédé a droit à une indemnité de 56 214 $.

Comme le dit un vieux proverbe chinois :

«Les affaires de l’État sont faciles à trancher, les affaires de famille sont difficiles à tirer au clair. »

Print Friendly, PDF & Email