Dans la foulée de recours en diffamation intentés à la suite de dénonciations d’actes non sollicités à caractère sexuel sur le site «Dis son nom», la Cour d’appel a été saisie d’appels déposés à l’encontre de jugements rendus en cours d’instance ayant rejeté, dans 2 dossiers distincts, des demandes d’ordonnances de non-publication dans le contexte des procédures judiciaires.

Au stade de la permission d’appel, la Cour a estimé que la question soulevée méritait son attention dans chacun de ces 2 dossiers, soit la protection de la confidentialité de l’identité d’une personne. Dans le premier dossier, A.B. c. Robillard, la personne recherchant l’anonymat allègue être la victime d’une fausse accusation d’agression sexuelle et souhaite faire appel aux tribunaux afin de faire tomber celle-ci; dans l’autre dossier, J.C. c. Douville, la personne qui recherche l’anonymat est défenderesse dans une action en diffamation et annonce vouloir elle-même entreprendre un recours en dommages-intérêts contre le demandeur en relation avec l’agression dont elle allègue avoir été victime. Dans le dossier de J.C., la Cour a accordé l’anonymat et, dans celui d’A.B., elle a confirmé qu’il n’y avait pas lieu de le faire.

Publicité des débats

La Cour d’appel a rappelé que le caractère public des débats est un principe fondamental de notre système de justice et que, avant d’accorder une exception à celui-ci, les tribunaux se devaient d’être prudents. Elle a également indiqué que la forte présomption qui existe en faveur de la publicité des débats judiciaires n’est toutefois pas absolue et qu’elle peut être écartée lorsque le principe de la publicité entre en conflit avec d’autres intérêts publics jugés tout aussi importants, comme la nécessité de protéger la dignité d’une personne.

C’est dans ce contexte et sous l’égide de ces principes que la Cour d’appel a eu à se pencher sur la question de savoir s’il convenait ou non de taire le nom d’une personne qui requérait l’anonymat au cours de procédures judiciaires.

Test jurisprudentiel applicable: Sherman

Dans les 2 dossiers en cause, la Cour d’appel a appliqué le test en 3 volets établi dans Sherman en précisant que «la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir ce qui suit:

1)  la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2)  l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.» (p. 6 et 7)

[Nos caractères gras.]

Taire le nom d’une personne

J.C., une victime alléguée d’une agression sexuelle commise par l’intimé, a été poursuivie en diffamation par ce dernier à la suite d’une dénonciation diffusée anonymement sur la page «Dis son nom».

En ce qui a trait au premier volet du test, la Cour d’appel a insisté sur le fait que, «[à] cette étape des procédures, la demande d’anonymat de J.C. ne pouvait être analysée qu’à la lumière d’une preuve partielle et forcément incomplète» (paragr. 49). De plus, le fait de raconter publiquement, pour se défendre, les gestes sexuels allégués entrait «dans la sphère des renseignements d’ordre intime» (paragr. 49) puisque ceux-ci «se trouvent au cœur de ce qui est intrinsèquement d’une nature privée et intime et touchent conséquemment à l’identité fondamentale de J.C.» (paragr. 49). Elle a conclu que «le principe de la publicité des débats entraînerait un risque sérieux pour un intérêt public important, soit la dignité de J.C.» (paragr. 56).

Quant au second volet du test, la Cour a retenu qu’il était «difficile d’imaginer comment d’autres mesures plus raisonnables que l’ordonnance d’anonymat pourraient permettre d’écarter le risque identifié» (paragr. 60).

Enfin, pour ce qui est du troisième volet du test, la Cour d’appel a tenu à souligner que, même si le public ne connaissait pas le nom de J.C., l’intimé pourrait toujours laver sa réputation si les allégations s’avéraient non fondées et que, en outre, une ordonnance d’anonymat était révisable selon l’évolution du dossier. En ce qui concerne les médias et le public en général, la Cour d’appel a indiqué qu’ils pourraient tout de même assister aux audiences et rapporter le contenu des témoignages et que, par conséquent, les avantages de l’ordonnance l’emportaient sur ses effets négatifs.

Ne pas taire le nom d’une personne

A.B., qui allègue être une personnalité connue du milieu culturel québécois, est également président et administrateur d’une fondation qui porte son nom. Après avoir appris que son nom figurait sur la liste des agresseurs allégués figurant sur la page «Dis son nom», A.B. ainsi que sa fondation ont déposé une demande en diffamation. Leurs demandes de banaliser leurs noms sur les procédures et d’ordonner la non-publication et la non-communication de celles-ci ainsi que de l’ensemble des pièces et des témoignages ont été rejetées, à l’exception de celle concernant l’élection de domicile à l’adresse du bureau de leur avocate.

La Cour d’appel a mentionné que «[l]a personne qui demande de restreindre la publicité des débats judiciaires doit faire la preuve d’un risque sérieux pour la dignité, celui-ci étant formulé en termes d’intérêt public» (paragr. 22).

En ce qui a trait au test de l’arrêt Sherman, la Cour d’appel a indiqué que l’analyse devait se limiter au premier volet puisque A.B. fait valoir qu’il n’a jamais rencontré la victime alléguée ni même parlé avec elle et qu’il s’agit des faits que sa poursuite en diffamation vise à démontrer. Or, pour ce faire, il n’aura pas à divulguer de détails intimes de l’ordre des renseignements biographiques qui sont au cœur de l’identité fondamentale d’une personne et qui justifient sa protection.

La Cour d’appel a également pris en compte le fait que les allégations de sa demande et celles de sa déclaration sous serment «sont d’ordre général et ne démontrent aucun risque sérieux à sa dignité ou à la bonne administration de la justice» (paragr. 31). Elle a indiqué qu’il y avait lieu de distinguer la notion de dignité humaine de celles d’honneur et de réputation tout en relevant que, dans ce dossier, A.B. avait invoqué un risque sérieux pour son honneur et sa réputation, mais qu’il n’avait pas réussi à écarter la présomption en faveur de la publicité des débats.

Continuer de taire

Bien que, dans ce dossier, A.B. et sa fondation éponyme aient échoué à obtenir l’anonymat recherché, il y a néanmoins toujours lieu de préserver celui-ci puisque leur requête afin que soit suspendue l’exécution de l’arrêt a été accueillie, et ce, jusqu’à ce que la Cour suprême tranche leur demande d’autorisation d’appel ou, le cas échéant, l’appel lui-même. Dans sa décision, la Cour d’appel a précisé que toute autre décision rendrait illusoire leur recours devant la Cour suprême «qui vise[rait] justement à faire reconnaître leur droit d’ester en justice de manière anonyme» (paragr. 9).

Conclusion

Dans un billet paru en 2020, Anonymat recherché, il était question de 2 décisions dans lesquelles la Cour d’appel s’était prononcée relativement à 2 affaires qui n’avaient rien en commun, mais qui mettaient en lumière une même recherche de confidentialité. Cette fois, la trame factuelle des 2 décisions dont il est question se recoupe et le test applicable est le même, soit celui établi entre-temps dans l’arrêt Sherman. Bien que nous demeurions pour l’instant dans l’attente de la suite qui sera donnée à la décision rendue par la Cour d’appel dans A.B., il demeure que ces 2 décisions rendues le même jour sont complémentaires en ce qu’elles illustrent 2 réponses distinctes données à un même questionnement.

Tandis que des dénonciations de toutes sortes continuent d’éclabousser différents milieux, on peut s’attendre à ce que des recours similaires soient entrepris et que davantage de parties tentent, au cours de procédures judiciaires, de préserver leur anonymat afin de protéger leur dignité, et ce, qu’ils soient à l’origine de la dénonciation ou qu’ils en soient l’objet.

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