Le 31 juillet dernier, la Cour d'appel du Québec a rendu une décision importante en matière d'accident du travail. Elle a déterminé, à la majorité, que l'accident ayant coûté la vie à un travailleur agricole était survenu à l'occasion de son travail, ouvrant ainsi la voie au versement d'une indemnité à sa famille par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Cet événement tragique a fait la une des journaux et a suscité beaucoup de réactions. Dans ce billet, je vous propose un bref survol de la décision du plus haut tribunal de la province afin d'en faire ressortir certains éléments.
Les faits
En 2021, un travailleur agricole originaire du Guatemala qui travaillait depuis plusieurs années pour le même employeur est décédé lorsqu'un véhicule appartenant à ce dernier est tombé sur lui alors qu'il s'affairait à installer un pneu de secours à la suite d’une crevaison. La CNESST, tant initialement qu'à la suite d'une révision administrative, a refusé la réclamation de la succession du travailleur puisque, à son avis, l’événement ne s’était pas produit à l’occasion du travail et qu’il ne s’agissait donc pas d’un accident du travail (décision initiale du 4 novembre 2021 confirmée à la suite d’une révision administrative le 28 janvier 2022). Le Tribunal administratif du travail (TAT) a rejeté la contestation de la succession et a confirmé la décision de la révision administrative. La Cour supérieure, quant à elle, a rejeté le pourvoi en contrôle judiciaire déposé par la succession. Cette dernière a finalement obtenu la permission d'appeler de cette décision.
L’arrêt de la Cour d'appel
Les motifs de la juge Dutil
Après un bref historique de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP), la juge Dutil rappelle la définition d'«accident du travail» que l'on trouve à l'article 2 de cette loi, soit «un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l’occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle». Elle fait également référence aux 6 critères élaborés par la jurisprudence afin de déterminer si un accident est survenu à l'occasion du travail, lesquels ont été analysés par le TAT, à savoir:
- le lieu de l'événement accidentel;
- le moment de l'événement accidentel;
- la rémunération de l'activité exercée par le travailleur au moment de l'événement accidentel;
- l'existence et le degré d'autorité ou de subordination de l'employeur lorsque l'événement accidentel ne survient ni sur les lieux ni durant les heures du travail;
- la finalité de l'activité exercée par le travailleur au moment de l'événement accidentel, qu'elle soit incidente, accessoire ou facultative à ses conditions de travail;
- le caractère de connexité et d'utilité relative de l'activité du travailleur au regard de l'accomplissement du travail.
Dans le cas du travailleur agricole, les 4 premiers critères ne posent pas problème: a) l’accident a eu lieu sur les lieux du travail; b) après les heures de travail; c) alors que le travailleur n’était pas rémunéré; et d) que son supérieur n’était pas présent. La juge Dutil s'attarde plus particulièrement aux 2 derniers critères puisque la décision du TAT repose sur ceux-ci. Dans un premier temps, la juge ne retient pas l'argument de la succession selon lequel le TAT lui aurait imposé un critère nettement plus exigeant que l’existence d’un simple lien de connexité, soit celui de la nécessité. Selon la juge, l’essence de la décision du TAT sur l’«utilité relative» ne repose pas sur le critère de la nécessité. Celui-ci a plutôt conclu que, même si la réparation d’un équipement ou d’un véhicule pouvait être utile à l’employeur, son représentant n’avait fait aucune demande à cet effet et que l’accident ne pouvait donc être survenu à l’occasion du travail. Le TAT a aussi ajouté que ce type de travail n’était pas fait dans l’entreprise. Or, pour la juge Dutil, ces 2 constats paraissent déraisonnables. Le TAT n’a pas respecté les contraintes juridiques et factuelles auxquelles il était assujetti. S'il a bien exposé le test applicable, son analyse s'est limitée à chercher un lien direct entre l’accident et les fonctions exercées par le travailleur agricole:
[64] Comme mentionné, la Latmp commande une interprétation large et libérale. Or, ce principe n’a pas été suivi. Le TAT a conclu que M. Batzibal agissait dans sa sphère personnelle et que l’événement au cours duquel il a perdu la vie n’avait aucun lien avec ses fonctions, ce qui n’est pas le cas. Le véhicule qu’il tentait de réparer était utilisé pour exercer ses tâches. Comme le souligne la Cour suprême dans Montreal Tramways, le lien avec les tâches peut être plus ou moins étroit. Or, le témoignage de M. Fortin, bien qu’évasif à certains moments, permet de constater que les travailleurs, incluant M. Batzibal, ont participé à certaines réparations du matériel agricole utilisé pour le travail. Il a également mentionné qu’il les formait pour le futur. En outre, la réparation effectuée aurait certes été utile à l’Employeur si M. Batzibal avait réussi à la compléter.
La juge Dutil signale également un fait important que le TAT a passé sous silence, soit le rapport d’intervention de la CNESST, lequel indique que le véhicule est tombé sur le travailleur en raison d’un cric défectueux qui se trouvait dans le garage. C’est donc en utilisant un outil appartenant à l’employeur pour réparer le pneu d’un de ses véhicules sur les lieux du travail que le travailleur a subi un accident. La conclusion de la juge est sans équivoque:
[74] Si le TAT avait fait une interprétation large et libérale de la Latmp et de son article 351, il aurait conclu que les circonstances, lorsqu’analysées globalement et dans leur contexte, établissent un lien suffisant entre l’accident et le travail de M. Batzibal pour conclure que l’accident est survenu à «l’occasion du travail».
La juge Dutil propose ainsi d’accueillir l’appel, de déclarer que le décès du travailleur agricole est une lésion professionnelle et de retourner le dossier à la CNESST pour qu’elle statue sur le montant de l’indemnité.
Les motifs de la juge Bich
Dans ses motifs concordants, la juge Bich vient appuyer ceux de la juge Dutil tout en soulignant un élément important, soit le fait que le TAT n’a pas tenu compte du contexte propre à la situation d’emploi du travailleur agricole, lequel résidait sur les lieux du travail ou à proximité de ceux-ci dans un logement fourni par l’employeur:
[94] […] Ce contexte engendre une certaine mainmise (même involontaire) de l’employeur sur plusieurs des aspects de la vie privée du travailleur (particulièrement lorsqu’il s’agit d’un travailleur étranger) et peut brouiller la ligne qui existe entre ce qui relève strictement de cette vie privée et ce qui relève strictement de la vie professionnelle, la distinction ne pouvant être fondée uniquement sur le fait que l’événement accidentel se produit hors les heures de travail ou pendant celles-ci. Ce contexte doit nécessairement être considéré en vue de déterminer l’existence du lien «plus ou moins étroit» caractéristique de l’expression à l’occasion du travail (ou plus exactement de son travail, pour reprendre les mots de la loi).
[Mon soulignement.]
À l'instar de sa collègue la juge Dutil, la juge Bich conclut que l'appel doit être accueilli.
Les motifs de la juge en chef Savard
Dans une dissidence étoffée, la juge en chef répond aux arguments invoqués par la succession et aux motifs de ses collègues. Elle distingue les décisions citées en exemple par celles-ci et discute de plusieurs points. Notamment, selon elle, le TAT n’a pas exigé la démonstration d'un «lien direct» entre l’accident et le travail du travailleur agricole, pas plus qu’il n'a circonscrit son analyse aux seules tâches expressément dévolues au travailleur dans l’exercice de ses fonctions ou qui auraient été requises par l’employeur:
[118] […] dans son analyse, le TAT ne s’attarde pas seulement au travail effectué par le travailleur lui-même ou demandé par l’Employeur, mais considère également le travail effectué au sein de la ferme, les façons de faire au sein de l’entreprise (coutume, habitudes, précédents), les attentes de l’Employeur à l’égard de l’ensemble des employés, de même qu’aux différentes fonctions exercées à la ferme, par M. Batzibal ou tout autre employé. Il s’attarde ainsi aux différents éléments permettant de faire basculer l’activité dans la sphère «à l’occasion du travail», le facteur de l’utilité n’étant qu’un des indices considérés. Certes, il tient compte du milieu de travail et de la nature du travail effectué par le travailleur, mais pas exclusivement, puisque, comme la jurisprudence l’impose, il doit statuer sur la connexité de l’activité exercée au moment de l’accident avec le travail. Toutefois, avec égards, ce serait faire abstraction d’une partie de ses motifs et de son raisonnement que de prétendre que le TAT exige la preuve prépondérante d’un lien de causalité direct entre l’évènement imprévu – l’écrasement du véhicule – et les tâches dévolues à M. Batzibal ou une tâche qui aurait pu être demandée par l’Employeur. Il ne s’est aucunement demandé si l’accident était survenu par «le fait […] de son travail» au sens de la définition d’accident de travail à l’art. 2 Latmp, mais plutôt «à l’occasion de son travail» selon cette même définition. Son analyse ne laisse pas de doute à ce sujet.
Quant à l'interprétation large et libérale dont doit bénéficier la LATMP, la juge en chef est d'avis que le TAT n'a pas failli à la tâche lors de son analyse:
[134] Malgré le caractère dramatique de l’accident et la situation précaire des travailleurs agricoles, le fait que le TAT a par ailleurs rejeté la réclamation de la Succession ne signifie pas pour autant qu’il a fait fi de cette règle d’interprétation. Comme mentionné précédemment, la Latmp a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires (art. 1 Latmp). Elle vise ainsi à protéger tous les travailleurs, précaires ou non, victimes d’une lésion professionnelle. Elle n’a toutefois pas pour objet d’indemniser les travailleurs victimes d’un accident si celui-ci ne se qualifie pas à titre d’accident du travail, malgré toute la sympathie soulevée par un dossier ou encore la précarité de la situation dans laquelle se trouve un travailleur. […]
Ainsi, contrairement à ses collègues, la juge en chef Savard aurait rejeté l'appel.
Évidemment, il ne s'agit que d'un aperçu et d'extraits choisis d'un jugement qui mérite une lecture attentive. Je vous invite à lire l'ensemble des motifs pour une meilleure compréhension des notions et des enjeux soulevés par ce dossier.